- Et après, Sibylline, que s'est-il passé ?
- Ouiiiiii, on veut savoir !
- Dis-nous !!
Inspiration. Dans sa tête dansaient les images, les scènes, dans une harmonie parfaite. Il y eut un instant de silence, où la jeune chienne sentit le regard de trois enfants sur elle, trois trésors à chérir et bercer d'histoires merveilleuses, des histoires que personne ne connait, des histoires murmurées à travers le cours de l'eau, le vent dans les arbres, et le froissement des pétales. Des histoires anciennes rythmant avec le cœur, l'âme, transcendant les époques. En son devoir de libraire et par amour pour l'histoire et les livres, Sibylline se devait de retranscrire ce conte exactement comme elle l'avait entendu. Un conte qu'elle entendit de nombreux soirs, avant de dormir.
- Eh bien...
Un sourire doux étira ses babines.
- Il ne suffisait que d'un pas. Un pas pour le jeune Hegan afin d'en finir avec des siècles de malheur. Des siècles, sous la tyrannie du Loup Azarus le Noir. Le vent froid, noir, balayait les terres, gelant, cristallisant la moindre herbe, la moindre fleur, fondant dans l'ombre la plus profonde la moindre parcelle de vie. Toute cette horreur si habilement calculée, réfléchie, devait cesser pour de bon. Il était temps.
Le regard des trois petits restait accroché sur elle. Alors, elle lança, vivement :
- " Azarus ! Par le chêne protégeant de ses branches couvertes d'or, par les vents porteurs des secrets, par la roche renfermant toute pensée, moi, Hegan le Blanc, te condamne ! Que la lumière reprenne ses droits, que l'ombre se retire dans sa prison de houx et de ronces ! " Et là ! Le jeune héros rayonnait, plus beau encore que le soleil. Plus beau que toute la noirceur d'Azarus, qui, dans un dernier cri, s'évapora dans sa cage, alors qu'enfin, la lumière et la chaleur revinrent sur les terres du Prince de la Lumière. Le peuple figé, revit enfin, riait, dansait autour de son nouveau roi. La paix était venue. Azarus le banni serait à jamais enfermé. Et à présent, si la noirceur est, parfois, belle et bien autorisée, il faut toujours un éclat de lumière, même dans la plus sombre des nuits.
Les petits hurlèrent de joie. Visiblement, l'histoire semblait avoir été à leur goût. Sautillant autour de Sibylline, ils la remercièrent, chantaient le nom de Hegan, tels des petits feu-follets. Le bonheur que ressentit Sibylline fut indescriptible. Ces trois jeunes chiots venaient souvent, depuis quelques jours, écouter ses histoires, et manger quelques pâtisseries, toujours aussi soigneusement préparées par la Libraire. Elle passa son museau sur leurs joues, leur offrit une part supplémentaire de tarte aux pommes. Elle leur dit à chacun au revoir.
Alors qu'ils filaient, ivres de joie, l'un d'eux bouscula, dans la porte entrebaillée, une silhouette. Il s'excusa rapidement, puis le trio fila dans la rue. Sibylline, intriguée, s'avança, et... Oh ! Elle eut un air surpris.
- Mon-Mon Père ! Je ne m'attendais pas à... à vous savoir là. Jugeant avoir oublié ses formules de politesses, elle se rattrapa. Mais c'est un plaisir de vous revoir ici ! J'espère que le petit Guillem ne vous a pas fait mal ? Ces trois jeunes enfants sont un vrai trésor, je retrouve vie et j... S'emportait-elle ? Et, vous, vous pouvez rentrer, bien sûr, je suis très heureuse de vous voir !
Son sourire maladroit s'ajouta à son regard encore brillant de passion.
Une fois encore, il eut le privilège de voir la métamorphose de Sibylline, de voir les nuages chassés par le soleil, le sourire et la confiance revenir inonder de lumière ses yeux bleus comme l'azur. Chaque mot qu'elle prononça à son encontre lui fit l'effet d'un rayon de chaleur qui venait le réconforter de l'intérieur, et durant un moment il croisa ses pattes sur sa poitrine, ému. En réalité, il ne se considérait pas comme un soleil, qu'il attribuait plutôt au Très-Haut ; il était le simple jardinier du Créateur, qui se chargeait avec amour et patience de dégager les jeunes pousses des mauvaises herbes pour leur permettre de s'épanouir librement, baignées de lumière divine. Et ce rôle lui suffisait amplement !
Le barzoï accueillit les vœux de la libraire en inclinant la tête, touché de telles prévenances, puis laissa son museau s'étirer sous l'impulsion d'un grand sourire, avant de finalement hocher la tête en écartant les pattes.
- Eh bien, puisqu'elle est là... Mangeons !
Dans ces deux gouttes d'azur, une faible lueur scintillait. Espoir ou joie, à cet instant, Sibylline n'aurait sur dire ce qui la traversait. Ses yeux demeurés posés sur Clotaire, tandis que ses frêles et minces épaules tremblaient. Depuis sa naissance, au fond, elle avait toujours songé à autre chose, une autre personne, que de sa propre vie. Elle s'était vouée à servir sa famille, endurer les caprices, colères, puis accès de furie de Glenn. Elle avait consolé Joruk lorsque celui-ci lui avait confié ses craintes concernant l'avenir, elle avait été l'épaule sur laquelle sa mère avait pleuré, à la mort de son époux. Depuis toujours, elle s'était inconsciemment consacrée à toutes autres choses qu'elle-même. Des larmes roulèrent encore sur ses joues humides. Le Père d'Aspremont était si compréhensif, si gentil ! Qu'aurait-elle fait pour le remercier ! Ses sanglots redoublèrent. Et au fond, Sibylline songea qu'elle n'avait jamais vraiment vécu pour elle.
Elle s'était toujours considérée comme une personne moindre. Un outil, une aide, une conseillère, au mieux. Sa bibliothèque et librairie était vouée à tous. Elle prenait soin de chaque livre, chaque rayonnage était parfaitement ordonné, le parquet de chêne, impeccable. Il y avait toujours un gâteau pour un gourmand, toujours un sourire pour une personne passant par là. Alors, Sibylline se recula légèrement, ôtant ses pattes.
Elle sécha ses yeux, de manière vive.
- Je ne comprends pas comme vous pouvez être si bon avec moi. Vous êtes si doux, si gentil, et je n'arrive pas même à vous regarder. Si vous vous jugez conseiller , ou personne de soutien, sachez que vous occupez une place bien plus importante dans mon cœur. Vous êtes quelqu'un d'extraordinaire, mon Père, vous devez le savoir. Si nous n'avions pas nos rangs respectifs, sans doute passerais-je mon temps à vous écouter, et sans doute me montrer trop attachée. Vos paroles sonnent comme une douce berceuse, apaisant les cauchemars et la peur.
Elle fit une pause, et osa enfin le regarder, un instant, du moins.
- Vous rayonnez. Vous êtes pareil au soleil, aidant les jeunes poussent à grandir, laisser leurs feuilles luxuriantes et leurs fleurs s'épanouir. Ne laissez personne vous faire douter. Vous êtes le soleil qui chasse les nuages, encore une fois, vous êtes quelqu'un de bien. Il y a bien longtemps que je n'ai pas autant parlé et ri qu'avec vous. Et si cela était à refaire, j'accepterai avec grand plaisir.
Sibylline lui sourit faiblement. - Puisse votre âme se reposer sereinement et paisiblement le jour venu. Je vous souhaite de tout coeur de rayonner encore. Et je serai là, je l'espère, du moins, à vous attendre. En attendant... Elle eut un petit sourire. Vous ne voulez vraiment pas de tarte aux pommes ?
Clotaire vit le doute, le trouble dans les yeux de la demoiselle. Cette épreuve-ci était de trop pour elle, le barzoï pouvait comprendre qu'elle se sente dépassée, incapable de s'en relever... Lui y croyait, pourtant, priant intérieurement pour qu'elle trouve la force de continuer son combat, l'en sachant capable. Il laissa Sibylline exprimer ses regrets à voix haute, elle devait y faire face, s'y confronter, et lui devait entendre tout ceci pour lui montrer qu'elle était bien plus forte que ce qu'elle ne pensait, et que sa culpabilité était infondée. Quoi qu'il en soit, elle prit la décision seule de tracer un trait sur le passé, et respectant son choix, le clergydog se passa de commentaire, serrant simplement son mouchoir dans sa patte. Il fronça légèrement les sourcils quand elle parla de disparaître ; cette formulation ne lui plaisait guère, comme si elle ne donnerait pas tout ce qu'elle avait, se contentant de vivoter jusqu'à ce que l'inévitable arrive...
Il aurait bien voulu la réprimander pour ceci, ignorant le livre qu'elle poussait vers lui, mais tandis qu'elle contournait le comptoir, quelque chose dans son regard l'en empêcha. Comme une détermination nouvelle, un souffle d'air frais qui lui redonnait de la force... Elle semblait changée, plus vivante. Elle s'approcha, venant juste devant lui, et sans qu'il voie rien venir, le prit dans ses pattes.
Sainte mère de Dieu !! Clotaire ne s'y attendait pas le moins du monde, et se raidit tout d'abord face à cette accolade impromptue, les yeux écarquillés. Un instant affolé, il regarda par la fenêtre, s'assurant que personne ne les voyait... Ne manquerait plus que ça, qu'on voie l'Archidiacre en pleine embrassade avec la libraire controversée ! Certes, il souhaitait lui venir en aide, mais ce n'est pas en brûlant tous deux dans le feu vengeur des Montdargue qu'ils allaient s'en sortir !!
Pourtant, le discours de la jeune chienne l'apaisa tout aussi rapidement, et son corps se détendit. Les mots lui allèrent droit au cœur, et il se sentit même l’œil humide face à tant de gentillesse ; jamais on ne lui avait dit de telles choses, jamais on ne l'avait considéré de manière si humble et importante à la fois, utile à réconforter les autres... Il était heureux d'entendre le sentiment profond de Sibylline sur le sujet, et osa même poser une patte sur sa tête pour l'apaiser elle aussi. Son âme perturbée sembla trouver un peu de calme en lui parlant, et l'Archidiacre se sentit honoré d'avoir une telle responsabilité auprès d'elle ; une responsabilité devant laquelle il ne reculerait pas, si le Très-Haut le voulait bien.
Puis elle se dégagea vivement, prenant conscience sûrement de leur position, et lui offrant une tarte aux pommes pour donner le change. Secoué d'un doux rire, le barzoï secoua gentiment la tête, saisissant les pattes de la demoiselle pour baisser l'assiette et la regarder elle.
- Je suis content d'être auprès de vous, de vous parler, de vous écouter, de vous soutenir et vous conseiller, Sibylline. Je sens que c'est là qu'est ma place, et vous n'avez pas à me remercier de m'y tenir, car vous m'apportez tout autant que je vous apporte. Vous pouvez compter sur moi, je serai toujours là pour vous épauler dans la détresse et l'adversité, et vous verrez qu'ensemble, nous empêcherons le malheur de vous prendre ce qui vous est cher. Il offrit un regard circulaire à la librairie, avant de le reposer sur la maîtresse des lieux. Son ton se fit plus doux lorsqu'il reprit, secouant légèrement les pattes de la jolie chienne. Et vous, vous devez chérir cette vie que le Créateur vous a donné, tout autant que cet endroit, voire plus ! Je sais à quel point ces livres sont votre raison de vivre, et pardonnez-moi d'avance pour ce discours bassement matériel, mais ils ne sont que des livres... Les denrées qui nourrissent votre âme. Si je puis me permettre, ces denrées, vous pourrez les trouver ailleurs, reconstruire votre collection, alors que votre âme... elle est unique, c'est elle qui donne vie à cet endroit, alors c'est elle que vous devez songer à préserver.
Il espérait qu'elle entende bien ce qu'il lui disait, qu'elle ne songerait pas à nouveau à se sacrifier au milieu de sa boutique... Sa vie était bien plus précieuse que tous les papiers réunis ici, si les deux se perdaient, Paris perdrait sans aucun doute l'une des lumières qui la protégeait des dangers de l'obscurantisme.
Le temps s'était suspendu. Comme un instant fugace, stoppé par une force mystérieuse. Le visage ainsi relevé, le regard de Sibylline tombait directement dans celui du Père D'Aspremont. Quelques larmes roulaient de ses joues, tandis qu'elle trembla violemment. Conquérir les esprits étroits... Y arriverait-elle vraiment ? En avait-elle la force, la volonté ? Quelques fois, sa chère Irlande l'appelait, d'une voix irrésistible. Sibylline avait envie de rentrer. Mais, que trouverait-elle, chez elle, dans cette terre n'étant plus la sienne, cette terre où sa famille avait été traquée ? Elle se sentit pleurer de plus belle, les larmes laissant des petits sillons humides sur son visage. Pour la première fois, depuis leur rencontre, la jeune chienne vint à douter des paroles de son confident d'un soir. Elle trembla plus violemment encore, sa patte s'ôtant de celle du Père d'Aspremont. Dans un geste, Sibylline délogea son visage, le baissant une nouvelle fois.
- Quelqu'un comme moi ne mérite pas une telle chose. Si je suis ici, dans cette situation, c'est ma faute. Ma faute entière. J'aurai dû voir que quelque chose clochait chez mon frère, j'aurai du le raisonner. J'ai eu deux ans pour cela. Je n'ai pas su saisir ma chance, voilà tout. Tout cela aurait pu être évité. Elle eut une pause, passant sa patte sur sa joue douloureuse. Mais on ne refait pas le monde avec des " si " et des regrets. Maintenant, je dois faire face aux conséquences de mes actions, et mener ma mission de libraire jusqu'au bout. Quant bien même ce lieu viendrait à disparaître...
Elle releva son regard vers lui, qui, cette fois-ci, demeurait encore plus humide encore.
- Je disparaîtrais avec lui, voilà tout. C'est ce qui doit se passer.
Elle poussa le livre vers son invité. Séchant ses larmes d'un geste de la patte, puis contourna le comptoir. Sibylline se trouvait à présent face au Père d'Aspremont. Elle était un peu plus petite que lui, ses cheveux blancs avaient vite poussés, et ses yeux d'azur brillaient étrangement. Était-ce une nouvelle lucidité ? Une quelconque question à poser ? Elle eut alors un sourire. Il ne fallut que quelques secondes, un moment si infime, une éternité à attendre... Mais oui, Sibylline avait osé.
Ses pattes entouraient le Père d'Aspremont, tandis que la jeune chienne le serra contre elle. Elle prenait bien soin à ne pas tâcher son vêtement, tandis qu'elle déclara, doucement : Cependant, si tout cela ne s'était pas passé, je n'aurai sans doute pas eu la chance de vous rencontrer, mon Père. Vous êtes quelqu'un de bien, d'unique. J'ai toujours pensé, peut être un peu naïvement, que vous étiez un ange, un ange gardien veillant sur chaque personne, leur accordant à chacune une joie et un amour qu'il fallait chérir. Chérir, oui, c'est important. Si à présent, ma vie est différente, je chéris, ces moments que j'ai passé avec vous, avec Guilhem et ses frères, mais oui, avec vous, un peu plus spécialement.
Elle posa son visage contre lui. Elle était rassurée, tremblait moins. Qu'importe ce qui se passera. Je suis heureuse de ces moments, je les garde en moi, comme une promesse de bonheur. Je n'espère pas grand chose pour moi, la vie et ma condition étant incertaine... Mais encore une fois... Merci. Merci du fond du cœur d'être une nouvelle fois là pour moi, que dis-je, de m'accorder autant de gentillesse et d'attention. Vous êtes quelqu'un de bien, Mon Père, et je suis certaine que le jour venu - lointain j'espère - le Seigneur saura vous accueillir.
Un long discours, une voix un peu faible, Sibylline ne se retrouvait plus. Elle se détacha prestement, éprouvant une certaine honte de s'être montrée aussi familière. Et quelle honte ! Elle recula, trembla de nouveau. Vite, quelque chose ! Elle saisit l'assiette contenant une dernière part de tarte aux pommes, et la tendit vers le Père d'Aspremont, détournant le regard. Quelle audace avait-elle eut ! Elle se jeta mentalement d'autres gifles, d'avoir été aussi incorrecte. Ses pattes tremblantes tenaient l'assiette.
Le soulagement de Clotaire fut intense et immédiat, et il laissa échapper un discret soupir une fois que Sibylline se fut évaporée, lui promettant de revenir avec l'ouvrage désiré. Amen alléluia, merci Seigneur de ta bonté, je ne fais pas tout ceci en vain... Il pourrait ainsi, après avoir échangé quelques politesses de rigueur avec la libraire, et s'être enquis de son état - qui semblait déjà bien plus positif que la dernière fois ! - filer droit vers le presbytère, et se lancer dans la préparation de son discours. La journée serait longue, mais ô combien productive !
Tandis que le père d'Aspremont entendait fourrager à côté, il regarda distraitement les rayonnages, ses yeux placides déchiffrant les titres, ici et là. Il fut tiré de sa torpeur par la sonnette de la porte, immédiatement suivie de l'entrée d'une dame de haute naissance, toute en fards et en parfums capiteux. Avisant le curé, elle lui présenta un respectueux salut en se signant, auquel il répondit à voix basse et en la bénissant d'un rapide geste de patte. Ne pas maintenir un contact visuel trop longtemps, sinon il pourrait avoir des ennuis, et si proche du but, ce serait rageant !
Heureusement, Miss Blodwyn revint à ce moment-là, et le barzoï sourit en voyant le précieux livre qu'elle tenait dans sa patte. La noble visiteuse se rappela à sa mémoire lorsqu'elle invectiva de manière fort impolie la jeune libraire, et se détournant vers les étagères, Clotaire tâcha de dissimuler son choc. Quelle impolitesse, quelle rudesse ! Il en eut bien de la peine pour Sibylline, qui lui adressa un discret regard pour s'excuser du délai, auquel il répondit d'un petit hochement de tête. Mieux valait s'occuper de l'emparfumée d'abord...
S'en suivit alors une scène qui laissa notre Archidiacre comme deux ronds de flans, incapable du moindre mouvement tant il était frappé de stupeur par la méchanceté gratuite de la bourgeoise envers la jolie chienne. Pourquoi une telle haine de son prochain ? Pourquoi lier tous les membres d'une famille à une seule destinée, pour l'éternité ? C'était absolument injuste, et jamais le Très-Haut ne leur avait laissé tel commandement ! Admiratif du courage et de la belle âme de la libraire, qui faisait tout pour satisfaire aux exigences de sa visiteuse, Clotaire laissa échapper un cri de surprise lorsque celle-ci la gifla violemment, les yeux ronds. Il voulut arrêter la mécréante et la sermonner, sentant une colère divine sourdre du plus profond de lui-même, mais la harpie sortit sans un regard en arrière, et il ne désirait pas créer une scène dans la rue... Quelqu'un ici avait sûrement plus besoin de lui que cette mégère, que son âme brûle en Enfer.
Tandis qu'il se retournait vers Sibylline, toujours sous le choc et la gueule entrebâillée dans une expression hébétée, Clotaire la trouva une patte sur la joue, l'autre lui tendant son précieux ouvrage, et au milieu son visage qui luttait pour ne rien laisser transparaître. Pauvre âme pure malmenée par les démons de l'orgueil, si nombreux dans cette ville... Peiné, le barzoï prit délicatement le livre, le posant sur le comptoir. Il sortit d'une de ses grandes poches un mouchoir immaculé, parfaitement plié, et écartant doucement la patte de la demoiselle, l'appliqua avec délicatesse sur sa joue.
- Ma pauvre enfant... Tout ne va pas encore très bien, hélas, mais je garde espoir que ça ira mieux par la suite. Nettoyant avec tendresse le sang qui perlait sur la joue, il se pencha vers la jolie chienne, saisissant son autre patte dans la sienne pour lui témoigner son soutien. Il tâcha d'esquisser un petit sourire, teinté de tristesse mais également très doux. Réjouissez-vous, car en réalité, vous êtes bien mieux lotie que cette créature détestable qui vient de sortir. Telle une sainte martyre, vous n'avez pas hésité à pardonner à votre ennemie, lui présentant une telle bonté qu'elle s'en est sentie menacée... Le Créateur vous réservera bien des joies dans cette vie et la suivante, tandis que les larmes et le malheur attendent cette âme pécheresse qui vient de nous quitter.
Saisissant le menton de la demoiselle, l'Archidiacre fit relever ce joli visage déformé par une peine bien trop grande pour son cœur sensible. En cet instant, il se sentit à la fois plus proche que jamais du Tout-Puissant mais également de cette âme qu'il désirait sauver plus que tout, l'inondant de l'amour véritable de Notre Seigneur. Son sourire se fit plus assuré, chaleureux.
- S'il vous plaît, séchez vos larmes, ne soyez pas triste... Le chemin sera long et ardu pour conquérir les esprits étroits de ce monde, mais votre récompense sur terre et dans les cieux n'en sera que plus belle.
- La Rhétorique d'Aristote ? Sibylline sourit. Il était rare que l'on lui demande de telles lectures, surtout venant d'un membre du Clergé. Enfin, à vrai dire, le Père d'Aspremont, était le premier de sa catégorie. Le revoir une nouvelle fois provoquait une joie sans nom à la jeune chienne. Je vais vous trouver ça. Comptez sur moi ! Elle hocha la tête.
Ce livre, il lui semblait l'avoir rangé il y a peu. Filant dans sa bibliothèque, elle laissa un nouveau sourire s'échapper de son visage. Elle rayonnait. Le Père d'Aspremont lui avait fait croire en l'avenir. Il lui avait permis de rire, laisser son regard teinté de malice, et enfin, croire en elle. Tout cela se tissait doucement, sûrement... Elle grimpa à son échelle, commença à chercher. Son cœur battait la chamade. Ces derniers jours, le soleil pointant à sa fenêtre lui apparaissait comme une promesse de bonheur. C'était étrange, ce sentiment de se sentir aussi grande que le monde, de pouvoir vaincre tous les obstacles... Une nouvelle histoire s'écrivait. Sa librairie serait bientôt un lieu où personne n'aurait peur. Plus jamais. Tandis qu'elle continuait ses recherches, la clochette de la librairie sonna, alors que la jeune chienne mettait enfin la patte sur le livre recherché. Sibylline se rua dans la librairie avec. Une vieille chienne suitant le parfum trop fort l'attendait, s'étant signé devant le Père d'Aspremont. Son regard sévère était posé sur elle, la jugeant déjà trop vite.
- Blodwyn, hein ? Lança-t-elle de manière abrupte.
- En effet, Madame. Puis je vous aider pour quoi que ce soit ?
Sibylline eut une pause, clignant des yeux en direction de Clotaire, lui demandant d'une certaine façon de patienter un instant.
- Et en quoi donc vous seriez utile ? Votre famille est folle. Votre frère un démon. Contentez vous de suivre ces consignes. Le livre, là. A la couverture rouge, sur l'étagère. Je le veux, il n'a rien à faire dans votre librairie. Absolument rien.
Sibylline eut un regard surpris. Mais à nouveau, elle sourit, sincèrement, gentillement.
- Vous vous moquez de moi ! Petite sorcière ! Donnez moi ce livre maintenant ! Mon Père, j'espère sincèrement que l'Inquisition saura quoi faire de ce lieu maudit ! Vous vous en assurerez, hein ?Maintenant, petite insolente, je vais prendre ce livre. Et ne vous inquiétez, l'I... Hu ?
Sibylline s'était inclinée avec politesse, tendant le livre. Madame, le voici pour vous. J'ose espérer qu'un jour, ma librairie saura vous plaire, avec toute la noblesse que vous méritez. Je suis navrée de vous avoir froissée. Voici donc votre dû, prenez en soin, et passez une bonne journ... AÏE !
Dans un petit *hmpfr* dédaigneux, la vieille chienne lui avait donné un coup de patte, violent, sans même se soucier de la présence du Père d'Aspremont. Sans doute jugeait-elle son geste juste. Encore choquée, Sibylline vit la cliente filer avec le livre, grognant de sorcière et de démone. Alors que la porte se referma violemment, Sibylline redressa la tête vers le Père d'Aspremont. Elle sembla perdue, décontenancée. Puis, dans un geste machinal, passant sa patte sur sa joue, où une sévère griffure laissait couler un peu de sang, Sibylline tendit de son autre patte le précieux livre.
- Voici... Voici votre livre. Elle n'osait piper mot, et trembla violemment, se retenant violemment de pleurer. Etait-elle trop enthousiaste ? Trop confiante ? Son tremblement s'accéléra. Glen, Glen, Glen... Une famille folle, un frère démoniaque... Elle secoua la tête, essayant de sourire. Sourire, combattre, pour ses rêves. Elle demanda, - se demanda ? - à voix haute :
- Tout va bien ?
Sa tête lui tournait sous le flot des souvenirs. Beaucoup trop.
Ne pas pleurer.
Ne pas renoncer.
Sourire.
Assis à son bureau, une plume dans la patte, Clotaire apposa sa signature sur la dernière lettre du courrier du jour. Enfin en avait-il fini avec toute ces papelards... Bon, il devait quand même s'estimer heureux que la plupart de ces missives soient des bavardages de paroissiens en quête de la lumière du Créateur, plutôt inoffensifs et assez rapides à régler. Mais l'Archidiacre aurait été heureux de répondre à toutes ces braves gens de se rendre plus souvent à la confesse au lieu de lui écrire personnellement leurs petits soucis du quotidien... Peut-être devrait-il trouver le temps d'organiser plus de confessions dans les différentes églises de la ville, pour inciter les gens à y aller quand ils le pouvaient.
Mais pour l'heure, il avait ses propres chats à fouetter. Le grand jour approchait, et le presbytère commençait à entrer en ébullition dans les préparatifs ! De son côté, le barzoï devait encore travailler son discours, aussi s'approcha-t-il de sa bibliothèque pour y piocher un ouvrage afin d'y chercher inspiration et conseils. Mais il eut beau parcourir les étagères plusieurs fois, introuvable ! Son bel exemplaire d'Aristote avait disparu ! Fortement contrariée, Sa Grâce appela à grands cris son assistant ; il est vrai qu'il avait permis à Milon d'emprunter un ouvrage s'il souhaitait parfaire son éducation des belles lettres, mais il lui fallait récupérer la Rhétorique immédiatement.
Seulement, le jeune chien contrit lui apprit qu'il ne l'avait nullement en sa possession, le livre était porté manquant... Profondément choqué, Clotaire le congédia d'un geste vif, où transparaissaient colère et frustration. Comment une telle pépite pouvait-elle manquer à sa collection ? Depuis quand ? Le moment n'était cependant pas bien choisi pour fulminer sur cette affaire ; il devait trouver un nouvel exemplaire, rapidement. Mais où ? Et comment ? Avec l'effervescence qui gagnait les rues, il risquait d'être sans cesse harangué s'il sortait en convoi officiel, et cela n'arrangeait pas beaucoup ses affaires...
Assis sur son fauteuil de velours, la tête dans les pattes pour réfléchir, le barzoï se redressa soudain, tapant du poing dans sa paume. Mais bien sûr, Sibylline Blodwyn ! C'était son seul espoir, il espérait de tout cœur que faute d'y trouver Aristote, elle pourrait lui conseiller d'autres auteurs... Bien, il n'y avait plus qu'à changer de tenue, pour quelque chose de moins voyant, puis se rendre en ville.
L'Archidiacre était un peu honteux de ses manigances, et assura de nombreuses fois au Très-Haut que cela ne se reproduirait plus, que c'était l'affaire d'un instant, que la situation était urgente... Marchant d'un pas précipité dans les ruelles de Paris, il avançait tête baissée, comme plongé en pleine méditation. Pour mieux réussir sa combine, il avait été jusqu'à enfiler son simple habit de prêtre, du temps où il n'était pas chargé de tant de responsabilités... Était-ce vraiment un péché ? Certes, ce déguisement pouvait passer pour un mensonge, il se dissimulait aux braves gens qu'il croisait - et qui ne faisaient guère attention à lui - mais il se rattraperait... L'important était de ne pas se faire reconnaître, sinon les rumeurs iraient bon train sur lui après l'Ascension. Et il n'avait guère besoin de ce stress supplémentaire... Ah, si en outre Melchior avait vent de cette folie ! Mieux valait ne pas y penser.
Heureusement, le trajet jusqu'à la librairie se fit sans encombres, et soulagé, le père d'Aspremont poussait la porte de la boutique lorsqu'il fut presque emporté par une vague d'enthousiasme enfantin, l'un des enfants heurtant même Sa Grâce. Surpris et affolé par ce remue-ménage, lui qui était déjà sur des charbons ardents, le barzoï porta une patte à sa poitrine, soufflant pour tâcher de se calmer. Miss Blodwyn semblait tout aussi surprise et décontenancée par son apparition, et face à ses balbutiements, une fois entré et la porte refermé, Clotaire agita doucement la patte, à nouveau maître de lui-même.
- Le petit Guillem ne manque pas d'énergie, c'est un plaisir de le constater ! Je n'ai rien, tout va bien. Je suis content de voir un peu de vie animer cet endroit ! Un petit silence gêné s'installa. Il fit quelques pas vers la libraire, partagé entre la honte de son déguisement et l'angoisse de ne pas trouver ce qu'il cherchait ; son long museau prit un air préoccupé tandis qu'il posait ses yeux noisette sur la demoiselle, après de rapides regards autour d'eux. Hem, j'aurais bien besoin de votre concours, je suis à la recherche d'un livre en particulier... Auriez-vous ici, à la librairie ou au salon, un exemplaire de la Rhétorique d'Aristote ?
Il lui faudrait peut-être expliquer pourquoi un membre du clergé osait faire une telle requête, mais il aviserait sur la réponse adaptée en temps voulu ; tout ce qu'il souhaitait entendre pour le moment, c'était une réponse affirmative, pouvant le libérer de son inquiétude.