En sortant de la Cathédrale, Beata avait ajusté la capuche de son épaisse cape et s’était élancée rapidement dans les rues de Paris pour se rendre au plus vite chez les Pastore. Elle souffrait du froid et l’hiver à Paris n’arrangeait rien: celui de Venise était lui aussi sec, mais tellement plus clément. Sa douce ville lui manquait. La chaleur de sa chambre aussi, mais surtout, elle avait la très désagréable impression qu’elle n’était pas seule depuis qu’elle avait quitté le parvis de la cathédrale et avait envie de retourner au plus vite en sécurité dans l’imposante enceinte du Fort des Pastore.
Elle s’était rendue à la confesse sans prendre de garde avec elle, empruntant des axes fréquentés et où elle serait visible. Mais en voulant tourner à gauche pour rejoindre l’une de ces rues, un énorme chariot lui bloquait le passage et l’empêchait de passer par l’itinéraire qu’elle avait choisi. Résignée, elle avait pris une autre route, sur la droite. Mal lui en pris et rapidement, elle ne reconnaissait plus les rues qu’elle suivait. L’étrange sensation ne la quittait pas et elle jetait régulièrement des regards anxieux par-dessus son épaule. Elle essayait de retrouver son chemin, retournant dès que possible vers la gauche et donc, en toute logique, vers la rue qu’elle voulait rejoindre à l’origine, mais rien n’y faisait: elle était irrémédiablement perdue.
Les ruelles se ressemblaient toutes et Paris était un dédale qu’elle ne connaissait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Maudissant l’idée qu’elle avait eu de partir sans escorte, elle avait sursauté lorsqu’un bruit sourd avait retenti derrière elle: voyant une ombre furtive, elle s’était mise à trottiner pour rejoindre plus rapidement un endroit sauf. Tournant brusquement à droite, Beata s’était retrouvée face à une impasse et lorsqu’elle avait voulu en sortir, un chien au regard féroce l’empêchait de passer. Il grondait et son poil s’était hérissé, faisant reculer Beata jusqu’à ce que le mur effleure ses pattes arrière.
“À mort la noble dame.”
Elle avait essayé d’esquiver, mais il avait bondit sur elle, tout croc dehors, crocs qui s’étaient d’ailleurs plantés contre le métal de l’épais collier qu’elle portait. Il avait secoué la tête, comme pour se débarrasser de l’horrible sensation. Elle n’avait eu le temps que de pousser un cri quand il s’était de nouveau jeté sur elle, l’envoyant rouler à terre en tapant sa hanche contre le mur.
Le son élégant de l’Italien résonna comme une chanson à ses oreilles. Il aurait presque pu se croire de retour au pays. Malheureusement il était bien dans les rues de Paris, soutenant sa pauvre Beata qui lui annonçait qu’ils reparleraient de l’Italie plus tard… Son cœur se serra, il n’en avait pas du tout envie. Il avait trop peur de perdre son amitié.
La suite de sa phrase lui fit l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Ou plutôt l’effet d’une rotation du poignard qui était déjà ancré au plus profond de son âme. C’était son père lui-même qui le lui avait donné, ruinant d’une parole l’idylle que vivaient les deux amoureux. Avoir fui l’Italie avait été pour lui l’opportunité de survivre mais aussi celle d’oublier la belle Blanche. Mais voilà, elle était bien présente dans les rues de Paris, avec ses magnifiques yeux effarouchés. Mais le jeune Renard ne se laissa pas abattre par ses sentiments qui refaisaient surface. Il les éteignit comme s’il avait pu souffler une bougie et tout s’envola, il redevint simplement le garde qu’il était devenu.
- N’ayez crainte Ma Dame, je garderais le secret. Promettez-moi également de garder le mien… Oui… la prochaine fois prenez une escorte. Les rues sont vraiment malfamées ici…
Lui répondit-il d’une voix calme et posée mais dénuée de sentiment. Il ne se permettrait pas de ruiner la jolie vie qui s’offrait à elle. Elle méritait d’être heureuse et il ferait tout pour qu’elle le soit.
- Depuis que je suis arrivé à Paris. C’était le seul moyen pour moi de m’en sortir sans que je n’attire l’attention sur moi. Pour le moment oui. Tant que je n’ai pas de problème, j’y resterais.
Intégrer la Garde de Paris c’était comme mettre une aiguille dans une botte de fois. Personne ne songerait à le chercher ici, surtout pas les Gardes de Florence. Il avait donc une infime chance de s’en sortir ainsi.
La soutenant comme il le pouvait, le Renard commença à marcher, laissant la Dame le conduire à travers le dédale de rue. Le plus important était maintenant de ramener la jolie chienne saine et sauve aux siens. Ensuite il rentrerait et attendrait qu’elle le recontacte pour reparler de tout ça… La discussion allait être riche en émotions il le savait. Mais il se devait de lui dire la vérité. Il avait déclenché des choses qui n’auraient sans doute jamais dû arriver mais tant pis. Aujourd’hui c’était fait et il en assumerait les conséquences.
Lorenzaccio s'était assuré qu'elle n'avait rien avant de répondre à ses questions.
"C’est une bien longue histoire Mio Dolce. Ce que tu as pu entendre sur moi est vrai. Mais sache que je n’aurais jamais commis ce crime sans plusieurs bonnes raisons. Mais ce n’est pas le meilleur endroit pour en parler. Les murs ont des oreilles par ici. "
Il l'avait ensuite aidé à se remettre sur pied, aide qu'elle avait accepté avec soulagement: nul doute que sa hanche lui ferait mal quelques jours durant. Elle avait posé avec précaution sa patte, s'assurant qu'elle pouvait bien prendre appui sans chanceler. Tout allait bien. Elle devrait se faire une décoction en rentrant et rester au repos, seule.
"Permets-moi de te raccompagner jusque chez toi… Je te laisse me guider. Et toi d’ailleurs ? Que fais-tu à Paris ?
- Si tu le veux bien, nous reparlons de ce qu'il s'est passé là bas plus tard, lui avait-elle dit rapidement en italien avant de continuer en français, Je suis arrivée il y a quelques mois. Je suis promise à l'un des fils Pastore, je réside chez eux."
La Douce n'avait pas fait le moindre détour et le lui avait annoncé de but en blanc. Son père, le Seigneur di Cavallieri, avait tout arrangé pour que les deux familles soient liées. Lorenzaccio ne faisait malheureusement pas partie de l'équation. Beata avait pour lui une tendresse tout à fait particulière. Le jeune Goupil avait été son plus fervent courtisan à Venise et le refus du Seigneur les avait éloignés. Beata n'avait pas eu son mot à dire, elle le savait. Elle avait accepté la décision de son père. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ?
Refusant de se laisser aller à quelque nostalgie, elle avait dégluti et offert un sourire terriblement sincère et doux à son ami.
"Merci de me raccompagner. Qu'est-ce que j'ai été stupide de croire que je pouvais sortir sans escorte. J'oublie que Paris n'est pas Venise. Ne touche pas un mot de cette histoire à qui que ce soit. Je ne veux pas attirer l'attention sur moi et surtout pas tant que je ne serai pas l'épouse d'un des Pastore."
Elle avait soupiré, un peu triste. Mais elle s'était repris immédiatement: elle était bien traitée chez les Pastore. Tout le monde prenait grand soin d'elle au Fort.
"Depuis quand es-tu dans la garde ? Resteras-tu ?"
Des sentiments mêlés perturbaient la Douce. Elle était ravie de revoir le Goupil et en même temps terrifiée de le savoir ici. Le monde changeait et elle n'était pas certaine d'apprécier ces changements.
Etonnée. C’est ce qu’elle était. Lorenzo pouvait le lire dans son regard. La jolie chienne était complètement désorientée et perdue. Il pouvait bien le comprendre…
- Sssssccchut Ma Dame. Ne pensez point à notre pays. Prenons soin de vous avant de parler de ce qui a pu se passer là-bas.
La Renard avait pris une voix calme et douce afin de la rassurer. Il s’était rapproché d’elle pour examiner sa hanche en prenant soin de ne pas la toucher. A priori, ça n’était pas cassé mais elle allait en souffrir pendant quelques jours. Sous les poils, la peau allait très certainement bleuir légèrement.
Beata se reprit aussi rapidement qu’il avait pu le faire ultérieurement. Elle le remercia grandement avant de lui poser à nouveau ses questions. Cette fois-ci, Lorenzo n’allait pas y échapper. Mais il était certain qu’elle comprendrait. La Dame était une pieuse et ce qu’avait commis Alexandre… il ne valait mieux pas qu’elle l’entende.
- C’est une bien longue histoire Mio Dolce.
Le surnom était sorti tout seul. Mais il n’avait plus cette connotation amoureuse d’antan, lorsqu’il la courtisait avec ardeur, mettant toute sa force et sa volonté pour conquérir son cœur. Aujourd’hui, c’était affectif, chaleureux, amical. Rien de plus.
- Ce que tu as pu entendre sur moi est vrai. Mais sache que je n’aurais jamais commis ce crime sans plusieurs bonnes raisons. Mais ce n’est pas le meilleur endroit pour en parler. Les murs ont des oreilles par ici.
Le Roux n’avait pas forcément envie que sa vie soit crier sur les toits demain matin par Bon-Coffre…
Lorenzo se permit de toucher Beata pour l’aider à se redresser et remettre en place ses vêtements. Il fallait qu’elle soit folle pour sortir sans gardes… Mais il n’avait plus le droit de lui faire la morale. Maintenant il était sous ses ordres.
- Permets-moi de te raccompagner jusque chez toi… Je te laisse me guider. Et toi d’ailleurs ? Que fais-tu à Paris ?
Le Rouquin avait déjà sa petite idée en tête mais il voulait l’entendre de sa gueule.
Un éclair de douleur avait traversé tout son corps en partant de sa hanche et, sous l'effet de la peine et de la peur, elle avait fermé les yeux quand le chien l'avait chargée, persuadée que cette fois, il ne croquerait pas le lourd collier qu'elle portait. Mourir ainsi, dans les ruelles sales de Paris, loin de sa chère Venise, n'était pas ce que Beata avait imaginé pour elle. Elle avait entendu le molosse prendre une impulsion, elle avait encore plus serré ses paupières et avait attendu le moment tant redouté où elle sentirait ses crocs se refermer sur elle. Elle en tremblait de peur.
Mais rien ne s'était déroulé comme elle l'avait imaginé: alors qu'elle s'était recroquevillée contre le mur, elle avait entendu des bruits de lutte et surtout, une voix qu'elle ne pensait jamais croiser ici.
"Partez maintenant. C’est votre seule chance d’échapper au courroux de la garde."
Refusant de croire ce qu'elle avait entendu, elle avait ouvert les yeux pour constater que Lorenzaccio de Vénétie faisait mur entre elle et son agresseur. Ce dernier avait d'ailleurs bien vite filé devant la hargne du renard, qui avait complètement changé d'attitude quand il s'était tourné vers elle.
"Beata ! Heu… pardon Dame di Cavallieri. Êtes-vous blessé ? Tout va bien ? "
Complètement désorientée, il avait fallu quelques instants à Beata avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit.
"Mais... Lorenzaccio ? Que faites-vous ici ? Et... mais vous étiez en Italie ! Et votre cousin ! Mais... mais n'êtes-vous pas recherché ?"
Elle en oubliait ses manières et ne savait plus quoi penser. Elle qui connaissait si bien le renard n'avait jamais cru qu'il était un assassin sanguinaire. S'il était bien coupable de ce pourquoi on l'accusait, alors c'est qu'il avait une raison. Des dizaines de questions se bousculaient dans sa tête mais elle s'était empressée d'y remettre de l'ordre.
"Merci, mille fois merci de votre intervention. Je ne suis pas blessée, ma hanche est juste un peu endolorie... elle avait marqué une pause avant de continuer, hésitante, que fais-tu ici ? Dans la garde ? Que s'est-il passé chez nous ?"
Ah qu'ils étaient loin les jours où le jeune noble de Vénétie venait lui faire la cour jusque dans leur jardin d'hiver et même si elle voyait toujours la même tendresse dans son regard quand il posait les yeux sur elle, La Douce sentait que quelque chose avait changé à jamais dans l'âme de Lorenzaccio.
Lorenzaccio avait débuté son tour de garde depuis quelques minutes seulement lorsqu’il entendit un cri qui provenait d’un des nombreux dédales de rues de la Cité. Alerté par le bruit, le Renard se stoppa net, sur le qui-vive. Il ne savait quelle direction empruntée pour secourir la pauvre âme qui se faisait agresser. Le cœur battant, il guettait, les oreilles droites et la truffe en l’air. Malheureusement, aucun son ne vint troubler le silence ambiant. Seule la foule au loin pouvait se faire entendre.
Se mettant en route, le jeune Garde prit un trot actif, la truffe au vent, cherchant le moindre indice qui pourrait le guider vers la victime. Ce fut un délicat fumet qui le mit sur la piste de l’animal en détresse. Une odeur sucrée, délicieuse, de celle portée par les nobles dames de la ville. Mais ce n’était pas n’importe laquelle. Lorenzaccio aurait pu la reconnaître entre mille. C’était Elle. Sa belle et douce Beata. En temps normal, le rouquin aurait fui cette rencontre qui aurait pu le compromettre aux yeux de la Garde. Mais son instinct lui hurlait de lui venir en aide. Son cœur battant à tout rompre, il s’élança dans le dédale de rues, suivant l’odeur de la jolie bouclée.
Lorsqu’il la trouva, la demoiselle était bien mal en point. Le molosse qui lui voulait du mal l’avait envoyé rouler contre un mur de la ruelle. Il n’aurait jamais dû. Oubliant tout ce qu’on lui avait appris sur le terrain d’entraînement, le jeune canin se jeta tout crocs dehors sur le gros chien. Sans prévenir. L’effet de surprise lui permis de lui planter ses délicats crocs dans la nuque tandis qu’il lacérait de ses pattes le corps du gros chien. Une fois la bête déstabilisée, Lorenzo fit un bond sur le côté pour le relâcher et se redressa de toute sa hauteur, il devait faire preuve de sang-froid. Après tout il se trouvait devant une dame de la haute société et il ne devait pas déshonorer la Générale Deschênes.
- Partez maintenant. C’est votre seule chance d’échapper au courroux de la garde.
Le Renard grondait en montrant les crocs, mécontent. Il aurait pu le tuer. C’est donc sans demander son reste que le molosse fuit la scène, la queue entre les pattes. Une fois certain qu’ils étaient seuls, Lorenzo se tourna vers sa douce. Il l’avait tellement aimé. Il ressentait toujours des choses pour elle d’ailleurs mais le non catégorique de son père et l’assassinat qu’il avait commis avaient fait le nécessaire pour qu’il tourne la page. Pourtant, la revoir là, si belle et si fragile… il en avait le souffle coupé.
- Beata ! Heu… pardon Dame di Cavallieri. Êtes-vous blessé ? Tout va bien ?
Le Renard était réellement inquiet à son sujet. Il en avait même oublié qu’elle aurait pu être au courant de son crime et qu’elle le dénonce.