Les maux des Bohémiens étaient nombreux, avec l’Inquisition à leurs trousses. C’est bien pour cela que les réserves des soigneurs s’épuisaient petit à petit, et qu’en ce jour grisé par quelques nuages de pluie, Theobald avait décidé de partir récolter de nouvelles plantes médicinales.
Pour cela, quoi de mieux que les forêts sauvages de Reign ? Elles lui assuraient de la fraîcheur et une qualité exceptionnelle, tout ce qu’il recherchait en cet instant.
Une sacoche lui avait été prêtée pour l’occasion, et c’est désormais contre ses côtes qu’elle pendait, tenant compagnie à son fouet enroulé pendant que tête baissée, leur porteur inspectait avec grand soin les fleurs blanches à ses pattes. Leur parfum fort et aigre- pour ne pas dire désagréable, l’avait conduit jusqu’ici et lui assurait à la fois qu’il tenait bien là la bonne plante. Après tout, il était facile de se tromper avec leurs cousines, romaine et grande, mais Theo n’était pas un soigneur né de la dernière pluie.
❝ Camomille sauvage... ❞ murmura-t-il à lui-même, balayant des yeux la verdure de la forêt avant d'en revenir à ses fleurs blanches.
Approchant sa gueule des racines, le bohémien entreprit de délicatement cueillir les plantes pour ensuite les déposer dans sa sacoche, s’apprêtant à repartir aussitôt... S’il avait eu le temps de faire un autre pas, cependant. L’antérieure pendue dans le vide, ses yeux s’écarquillèrent de surprise lorsque l’écho de pas arriva à ses oreilles.
Un bruissement de feuillage plus tard, et toute l’attention de Theo se détourna en sa direction. Serait-ce la bête infernale ?
La curiosité prenant le dessus sur la raison, il s’était approché. Le regard fixe, les sens aux aguets... Quand d’un seul coup, il la vit ! Ou... le vit, plutôt.
❝ Sir Eusebio ! ❞ s'exclama-t-il tandis qu'un sourire fleurissait sur ses babines, radieux. Il était visiblement soulagé. ❝ Vous m'avez surpris. ❞
Comment ne pouvait-il pas le reconnaître ? Non seulement était-il allié à la famille Pastore, mais c'était aussi l'un des rares habitants de Reign à le dépasser en terme de taille !
❝ Avec toutes ces rumeurs qui courent sur les forêts en ce moment... ❞ reprit-il d'une voix plus calme, tout en se rapprochant d'une démarche chaloupée de son interlocuteur. ❝ Vous rappelez vous de moi ? Nous nous sommes aperçus une fois, au vieux Fort des Pastore. ❞
D'un simple sourire et un regard appuyé, le géant signifia à son ami qu'il n'avait aucune raison de lui présenter des excuses. D'ailleurs ce n'était pas pour ça qu'il lui avait fait la remarque, mais plutôt pour faire diversion, et dans un sens, il était quand même content que ça ait fonctionné. Il se sentait à nouveau maître de lui-même, bien que l'étrange contorsion du soigneur au-dessus de son dos lui procure un certain malaise... mais qui devait surtout être de la gêne de ne pas s'être présenté de manière à lui faciliter la tâche. Heureusement que Theo pouvait compter sur sa souplesse... Même si ce n'était pas forcément la qualité prioritaire pour un guérisseur, finalement.
Les manipulations furent bien moins longues que pour la nuque, ce qui ravit le jeune loup, qui put bientôt se redresser, définitivement cette fois. Avec satisfaction, il s'étira à nouveau, faisant craquer ses genoux et secouant la tête. Sa gymnastique accomplie, il enfila une redingote propre qui se trouvait dans une cabane non loin du puits, détacha ses cheveux et trouva le bohémien à ses côtés, prêt à lever le camp. Il l'accueillit d'un sourire jovial et se mit en route.
- Parfait, connaissant Lacri, c'est un bon repas qui nous attend, après toutes ces émotions !
Il parlait évidemment de la quête d'Aécia dans les bois et de leur chute mouvementée, mais ne put empêcher son cœur de s'emballer. En termes d'émotions, on pouvait dire qu'il en avait vu de toutes les couleurs seulement dans cette arrière-cour également... Mais ce n'était pas le moment de penser à ça, décida-t-il en se dirigeant vers la sortie. Ce faisant, le brun marchait à ses côtés, mais sembla presser le pas tandis qu'ils atteignaient la porte, allant jusqu'à le dépasser...
❝ Nous n'aurons qu'à nous retrouver ici pour notre prochaine entrevue... ❞ D'abord dans l'incompréhension de cette intervention, Eusebio fut happé par le regard tout sauf anodin du bohémien, et ne put que le fixer bêtement, laissant docilement son menton apprécier le contact de la douce fourrure de son ami. ❝ Je tâcherais de me faire pardonner de t'avoir fait souffrir le martyr. ❞
Le géant dut déglutir plusieurs fois et se concentrer pour retrouver une démarche naturelle. Il se sentait à nouveau le visage échaudé et les yeux brillants, dépossédé de ses moyens. Il n'avait même pas de répartie cinglante à adresser au fourbe Theobald, qu'il se contenta de regarder avec des yeux faussement courroucés ! - ils l'étaient, mais le pauvre paysan semblait si fébrile que ce n'était pas vraiment une réussite. Pas juste, le brun savait à quel point il était sensible à ses avances, c'était facile d'en abuser ! Avec une moue boudeuse et dans un raclement de gorge pour retrouver un peu de contenance, Eusebio joua des épaules et se redressa, dirigeant son pas ferme vers la maisonnée, dépassant à nouveau son ami. Il en profita au passage pour lui laisser une délicate pichenette du bout de la queue, juste sur la joue. Juste histoire de montrer que lui aussi pouvait participer au jeu !
Il ne jeta un regard amusé à Theo qu'une fois devant la porte, mais dut rapidement faire face à de nouveaux assaillants avec un grand rire ; sa jeune fratrie leur réservait un comité d'accueil rempli de rires et de petites danses de joie, et ils furent conduits à table comme des rois, où les attendait les adultes. Bientôt, l'ensemble de la maison retentit des joyeux bruits de la conversation, de quelques cris et éclats de rire, et des habituels sons d'un délicieux repas dûment avalé.
Tandis que son seau se remplissait d’une eau nouvelle, le bohémien avait laissé son regard partir à la dérive, aussi bien sur la margelle du puits que sur celui qui se reposait dessus. Et autant dire qu’il eut du mal à retenir un tendre sourire lorsqu’il perçut l’intérêt soudain d’Eusebio pour le vide.
Adorable. C’était tout simplement adorable mais même si l'envie de le faire savoir le démangeait, Theobald garda le silence.
Le seau de retour sur la margelle, le tissu ainsi que quelques plantes allèrent rapidement rejoindre l’eau qui ballottait à l’intérieur, fin prêt à poursuivre la séance de soins... Jusqu’au moment où il fut témoin de la reprise d’esprit du fermier, poussant alors un gloussement peu discret. Ses avances le travaillaient donc à ce point ?
❝ Oh, mais non voyons ! ❞ s'exclama Theo lorsque son interlocuteur sortit de son mutisme par une réplique inattendue, bientôt suivi d'un éclat de rire qu'il accompagna joyeusement du sien. C'est que monsieur Gianotti semblait avoir des talents cachés dans le théâtre... Quelle intéressante découverte ! Seulement, voilà qu'il le rappelait à la raison : il fallait terminer les soins sans tarder ou ils ne seraient jamais arrivés à temps pour le déjeuner. ❝ Oui, excuse-moi. ❞
Ne faisant ni une ni deux, le soigneur se remit au travail. Tant pis pour la position, il ferait avec ! Cette fois-ci, pas un mot, pas un soupir mais toujours quelques regards par ci et là pour s’enquérir de l’état de son patient.
Néanmoins, comme il l'eut déjà fait remarqué, les plaies étaient moins inquiétantes et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, il eut terminer de les nettoyer, puis de les désinfecter. Ainsi, il ne resta plus qu'à Theobald de vider une bonne fois pour toute le seau et de rassembler ses affaires, sa sacoche reprenant rapidement sa place autour de sa taille.
❝ Nous pouvons y aller. ❞ annonça-t-il en retournant aux côtés d'Eusebio, le sourire aux babines et le regard pétillant.
Laissant le maître des lieux prendre les devants, le bohémien marchait à ses côtés avec légèreté, sage mais plus pour bien longtemps. Au fur et à mesure de leur avancée dans la grange, il commençait à doucement bifurquer vers lui, et tandis qu’il prononçait ces quelques mots d’une voix suave et basse, il accéléra le pas.
❝ Nous n'aurons qu'à nous retrouver ici pour notre prochaine entrevue... ❞ Sans le quitter du regard, il lui décerna un sourire attentionné au soupçon charmeur, sa queue venant langoureusement glisser sous son menton. ❝ Je tâcherais de me faire pardonner de t'avoir fait souffrir le martyr. ❞
Sa caresse se terminant avec volupté, Theobald dériva lentement son regard vers la sortie de la bâtisse, reprenant une démarche naturelle.
Le brave garçon laissa à nouveau échapper un rire bref, puis referma les yeux, prêt à recevoir ses soins. Lui qui n'avait pas l'habitude de laisser faire les autres à sa place était finalement content de cette expérience, bien qu'il n'ait pour le coup pas vraiment le choix. Le soigneur regagna sa place, toujours armé de son linge et de sa délicatesse, et reprit son travail. Il détailla au passage ses recommandations pour la convalescence du paysan, qui l'écouta attentivement, rouvrant à demi ses yeux d'ambre avec une expression très concentrée. Une fois qu'il fut certain d'avoir bien mémorisé, il se permit une petite réplique légère, profitant de son état d'esprit bien plus serein - et puis ça piquait vraiment pas beaucoup son mélange.
- Bien chef, je f'rai tout comme vous dites. Il eut un petit rire à ses propres paroles, puis jeta un coup d’œil en coin au bohémien, captant son regard complice. Si en plus j'ai droit à des soins à domicile, je n'ai vraiment aucune raison de me plaindre.
Un petit silence s'installa entre eux, le temps que le guérisseur termine son nettoyage, Eusebio ne voulant pas le déranger - c'était quand même sur sa nuque qu'il était occupé. De plus, cette pause dans leur conversation lui semblait tout à fait naturelle, il ne ressentait aucune gêne ni l'envie pressante de trouver quelque chose à dire pour meubler leur discussion. La présence de son ami suffisait à ce qu'il se sente bien, et il était heureux comme ça.
Enfin, la "torture" prit fin, Theo se reculant pour s'occuper de son tissu souillé et laissant à son patient un petit temps pour se remettre. Le jeune loup ne se fit pas prier, et se redressa avec bonheur, étirant doucement ses longs membres ankylosés par l'immobilité. Son dos surtout se montrait mécontent, et toujours avec précaution pour ne pas ruiner le travail du brun, Eusebio tenta diverses positions lui permettant de détendre ses muscles. Comment faisait le bohémien pour réaliser toutes ces souplesses, visiblement sans aucune difficulté ?? Le paysan n'en saurait jamais rien, sinon que lui et son grand corps n'étaient pas faits pour ça. Il se contenterait de rester un spectateur admiratif des prochains spectacles sans tenter le diable...
- Souhaites-tu que je change de position pour les... le brave garçon s'était enfin redressé et regardait son soigneur revenir vers lui, se déplaçant avec la grâce et le charme fou dont il avait le secret. Bêtement, Eusebio en fut incapable de terminer sa phrase, perdant momentanément le sens de la parole, et cherchant à toute vitesse le mot manquant dans sa tête enfiévrée. ... les côtes...
❝ J'espère que ta mère ne pensera pas que j'ai voulu lui voler son fils. ❞ L'aîné Gianotti eut un sourire à la fois timide et gêné, non pas du fait des propos de Theo, mais plutôt parce qu'il avait pensé à la même chose quelques instants plus tôt, et sur le coup il ne put rien répondre d'autre qu'un rire embarrassé, se trémoussant à nouveau sur place. Le bohémien s'était détourné, mais ni son regard ni ses mots n'échappèrent à notre pauvre paysan ébranlé. ❝ Bien que je ne sois pas contre cette perspective... ❞
Cette fois, le jeune loup sentit son visage s'enflammer sous son masque de poils bruns, et détourna le regard vers le puits, se sentant effarouché comme une tendre pucelle. C'était donc ce qu'il se passait dans le cœur et la tête des damoiselles prises dans le faisceau de ce regard intense... Il n'avait aucun mal à comprendre pourquoi son ami avait autant de succès, mais que voulait-il de lui ?? Il n'avait jamais envisagé leur relation et leur complicité sous cet angle, et ne savait comment répondre au brun. Que lui répondre, d'ailleurs ? Eusebio pouvait bien être persuadé de s’amouracher des dames, Theo ne le laissait pourtant pas indifférent. Ah, ce bougre, il devait bien s'amuser de le voir si perturbé, il était si facile de faire chavirer le cœur pur et innocent de ce géant aux yeux humides !
Secouant la tête, le paysan finit par se réinstaller à son poste de patient, ayant retrouvé un semblant de calme et une partie de son esprit. Tout ceci n'était qu'un jeu dont il était le dindon, bien qu'il se doutât que le guérisseur ne voulait pas se jouer de lui méchamment ; eh bien soit, il était eu et bien eu, alors il n'allait pas jouer les saintes nitouches indéfiniment ! Et puis, il fallait bien en finir avec ses soins... Autant s'habituer à la proximité et aux œillades du beau brun une bonne fois pour toutes.
- C'est ça, moque toi de moi en plus ! Il se sentait encore le visage un peu chaud, mais son cœur battait moins vite, et le ton était léger. Il alla même jusqu'à pousser un soupir théâtral, s'installant comme une âme en peine sur sa margelle et forçant son accent chantant. Pauvre Eusebio, blessé et moqué, souffrant le martyr. N'y tenant plus, il rit de ses bêtises et reprit avec un ton normal : il vaudrait mieux en finir rapidement, Lacri va vraiment t'étriper si on est en retard pour le déjeuner...
Le jeune loup espérait seulement que son trouble n'avait pas trop été visible, sinon le taquin bohémien risquait de revenir le titiller avec ses mots innocents et ses contacts anodins... qui ne manqueraient pas de déclencher encore une fois le feu dans tout le corps de ce brave garçon.
Voilà qui était mieux- bien mieux. Avec ce nouveau regard pétillant et ce sourire en coin, le soigneur ne craignait plus que son patient ne lui claque entre les griffes désormais. Ainsi soulagé, la mine interrogative de Theobald se transforma en un nouveau sourire amusé.
❝ Juste un peu. ❞ répliqua-t-il du tac au tac sur un ton comique, avant de se radoucir. Voir Eusebio aussi confiant en sa personne lui donnait un sentiment de... légèreté fort agréable. ❝ Quel brave garçon. ❞
Depuis qu’il avait commencé son apprentissage, il en avait vu défilé des patients ; et autant dire qu’il en avait rarement vu d’aussi calmes. S’ils étaient encore conscients au moment des soins, bien entendu... Ahem. Mais trêve de bavardage, maintenant que le tissu était bien imbibé, il n’avait plus qu’à l’appliquer. Cette fois-ci en tamponnant, et toujours avec autant de douceur.
❝ Il faudra que tu gardes l'endroit propre le temps de la cicatrisation. ❞ commença-t-il par expliquer. ❝ C'est très important. Protège-la avec un habit ou un bandage au besoin, mais pense à la laisser respirer de temps en temps.❞
Voilà là les seules recommandations qu’il lui donnerait- le temps s’occuperait du reste. Rien de compliqué en soit !
❝ Je reviendrais m'assurer de ta bonne guérison. ❞ Décernant un clin d'oeil complice au grand fermier, le bohémien termina avec soin sa précieuse tâche. Ainsi, il ne lui restait plus qu'à nettoyer son tissu et recommencer avec les blessures sur ses côtes... A l'exception prêt qu'il allait devoir se contorsionner un peu plus. Rien d'insurmontable pour un danseur.
Concentré dans ses gestes, Theo s’était tu jusqu’à tant que ces viles infections ne soient plus de l’histoire ancienne.
❝ Voilà qui est fait. ❞ souffla-t-il enfin, jetant le chiffon dans le seau d'eau croupie. ❝ Tu vas pouvoir souffler maintenant. ❞
Theobald s’était redressé, décernant un sourire confiant à son patient tout en s’assurant que celui-ci s’était remis de ses émotions. C’est que ce mordiable de Frambault avait plus de mordant qu’il n’aurait pensé... Ou n’était-ce là que l’œuvre de l’adrénaline, à la pensée que sa dernière heure était arrivée ? Dommage que ça ait manqué.
Récupérant chiffon et sacoche, Theo se chargea d’aller vider le seau avant de revenir auprès d’Eusebio, l’air malicieux et la démarche chaloupée.
❝ J'espère que ta mère ne pensera pas que j'ai voulu lui voler son fils. ❞ plaisanta-t-il, bifurquant doucement vers les portes closes de la cour non sans avoir jeté un dernier regard au loup, par dessus son épaule. ❝ Bien que je ne sois pas contre cette perspective... ❞
Le bohémien avait parlé sur le ton de la confidence, presque comme s’il s’était adressé à lui-même... Seulement, pas assez bas pour ne pas être entendu par le principal concerné.
Dans un léger soupir, le paysan acquiesça doucement pour signifier son accord au bohémien quant aux plaies sur son côté. Tant qu'à y être, autant y passer entièrement, pas vrai ? Au moins il aurait l'esprit bien plus léger une fois ce premier traitement passé - en espérant qu'il n'écope pas de recommandations compliquées à mettre en place par la suite. Il serait bien incapable de s'occuper de ses bobos tout seul, surtout celui derrière sa tête... peut-être finirait-il par en parler à Lacri ? A moins qu'il ne demande l'aide de Theo pour veiller sur sa guérison...
Cette idée ne le dérangeait pas outre mesure. Il entendait le bohémien s'affairer à côté de lui, préparant son intervention, et ferma les yeux pour aider à se relaxer. Lorsqu'il s'approcha pour commencer, sa proximité et les mots qu'il glissa à l'oreille du jeune loup firent frissonner celui-ci, mais il resta parfaitement immobile, même lorsque le soigneur se mit à nettoyer les chairs abîmées. Ça n'avait rien d'agréable, le frottement répétitif du tissu sur sa plaie à vif le mettait à rude épreuve, mais il faisait appel à toute sa volonté pour ne pas se crisper, fronçant seulement les sourcils de temps à autres.
Si au début Eusebio semblait tendu, les gestes précautionneux de Theo finirent par avoir raison de sa nervosité, et il n'eut guère plus à se plaindre que de la douleur, qu'il endurait sans rien dire. Il fallait bien passer par là et il l'avait mérité, de toute façon ; s'il avait montré tout ça plus tôt, peut-être qu'il n'aurait pas aussi mal à présent. Mais l'idée d'être enfin sur la voie de la guérison aidait aussi beaucoup à supporter le traitement.
Les yeux toujours fermés, mollement écroulé sur la margelle, le géant se contenta d'un « Hm hm » pour répondre à la question du brun, mais laissa quand même échapper un petit pff moqueur à l'évocation du joli minois. Ce qu'il ne fallait pas entendre tout de même ! Mais cette boutade eut au moins le mérite d'achever de le relaxer, et un petit sourire flottait même sur ses babines. C'était peut-être une blague de la part du bohémien, mais ça lui faisait quand même plaisir d'entendre dire qu'il avait un joli minois.
Le frottement cessa lorsque Theo se redressa pour passer à la suite des opérations, s'enquérant des sentiments du jeune loup au passage. Rouvrant les yeux, Eusebio le suivit du regard, et en profita pour s'installer un peu mieux, ramenant sa cape usée sous lui pour se concocter un petit matelas. Un fin sourire amusé soulevait ses babines et il avait l’œil pétillant, rien à voir avec son état précédent.
- Tu demandes ça parce que ça va piquer ? Il eut un petit rire bref et se réinstalla sur la margelle, tirant à nouveau ses cheveux pour laisser le champ libre au guérisseur. Ne t'en fais pas, fais ce que tu as à faire, ça va aller.
Le paysan ne voulait pas être ménagé, mieux valait en finir une bonne fois pour toutes et tant pis si ça devait faire mal ! Il avait confiance en Theo, et si la proximité du bohémien lui avait fait tourner la tête un peu plus tôt, à présent il était rassuré de l'avoir avec lui - même si on ne pouvait pas vraiment dire qu'il était en train de se faire chouchouter. Qu'importe, ce qui comptait, c'est que les soins ne durent pas trop, qu'il n'ait pas à répondre à trop de questions de la part de sa mère ensuite... Quoi qu'il regrettait presque de devoir bientôt interrompre ce petit instant en tête à tête avec le brun.
Quel mauvais garçon faisait-il, vraiment. Comme si le pauvre Eusebio n’était pas déjà assez déboussolé comme ça, il fallait qu’il vienne en remettre une couche. C’est qu’à le voir ainsi, il en aurait presque des regrets... Presque.
Cette succession de gaffes, malgré elle, n’avait fait qu’attiser un peu plus l’amusement du bohémien, qui avait laissé filer quelques sourires en coin et même un ou deux rires cristallins.
Mais même désorienté, Eusebio avait acquiescé à sa demande, déposant le tout sur la margelle du puits de la cour avant d’entreprendre de se dévêtir. En lançant un dernier regard à la porte close, Theobald s’approcha de son camarade et détailla un instant les plaies sur ses côtes, désormais à l'air libre. Elles non plus n'étaient pas belles, mais fort heureusement, plus que celles qui boursouflaient sa nuque.
❝ Certes, mais il me faudra tout de même vérifier tes autres blessures. ❞ lui répondit-il tout en se postant prêt du puits, décrochant sa sacoche afin de la placer aux côtés du seau. Du bout des griffes, il fouilla à l'intérieur avant d'en ressortir un tissu épais, semblable à un chiffon immaculé. ❝ C'est parfait. ❞
Il était temps de commencer- tout du moins, si les nerfs du pauvre loup ne lâchaient pas avant. Avec cette nouvelle proximité, il n’était pas difficile pour le soigneur de voir à quel point le corps de son patient était tendu, ou de se laisser enivrer par son parfum. En espérant que le sien ne le perturbe pas plus qu'il ne l'était déjà.
❝ Détends-toi... Je ne fais que nettoyer.❞ susurra-t-il à son oreille, concentré sur sa tâche.
Ses gestes s'étaient fait le plus doux possible, mais il ne laissait rien au hasard non plus, quitte à repasser plusieurs fois sur une zone infectée pour s'assurer de sa propreté. De temps à autre, son regard coulait en direction du visage du grand brun, attentif à ses besoins. Le faire souffrir davantage était bien la dernière chose à laquelle il inspirait en cet instant.
❝ Si tu dois changer de position, préviens-moi. ❞ Mieux valait-il qu'il le mentionne avant qu'il ne s'attaque à la seconde étape, qui elle allait sans doute être plus douloureuse. ❝ Je m'en voudrais d'abîmer un si joli minois. ❞
Un sourire enjôleur naissant à la commissure de ses babines, le bohémien gloussa doucement. Et avec un peu de chance, cela permettrait de détendre un peu ce pauvre Eusebio.
❝ Je vais commencer à désinfecter. Est-ce que ça va aller ? ❞ demanda-t-il en redressant le museau vers lui, tandis qu'il trempait un pan propre de son tissu dans une huile fraîchement extraite d'une poignée de plantes.
Du lieu de vie principal leur parvenait un joyeux chahut, un peu étouffé une fois la porte de la grange franchie, mais à vrai dire Eusebio n'y prêtait pas grande attention. Il était bien entendu ravi de voir le bon accueil que sa famille avait réservé à Theo, mais une fois seuls, ses préoccupations reprirent le dessus. Il se sentait l'estomac noué, mais ne savait pas vraiment à quoi imputer cette nervosité, qui n'échappa pas au guérisseur. Le jeune paysan se trémoussait sur place, ne sachant que faire, et eut un petit rire amer.
- Tendu, tu crois..? Peut-être suis-je déjà en train de délirer et il est trop tard... Il s'esclaffa gauchement à sa vaine tentative de se détendre avec une boutade, puis réalisa qu'en fait cette idée le terrifiait, et il afficha une mine effarée. Les paroles de son ami l'aidèrent à souffler un peu, mais cette sensation de fourmillement au creux du ventre ne semblait pas vouloir le quitter. La proximité du brun, lorsqu'il le contourna pour se diriger vers la cour, n'aida pas à diminuer son trouble, et il se retourna maladroitement pour lui indiquer le chemin, fauchant au passage quelques outils qui se trouvaient derrière lui. Pestant dans sa barbe, il guida Theo à l'extérieur, prenant garde de refermer la porte derrière eux. Simple précaution pour éviter qu'un curieux ne découvre leur secret...
Cette idée de secret travailla le jeune loup un instant, mais ne pouvant mettre des mots explicites dessus, il l'abandonna pour répondre à la demande du brun.
- Un seau et - zut la bêche - oui bien sûr ! Voilà... par ici. Il toussota, essayant de reprendre ses esprits. Il se sentait un brin désorienté, jusqu'à sa démarche qui ne semblait pas naturelle, mais il réussit malgré tout à récupérer un récipient propre et à le remplir d'eau sans faire de nouveaux dégâts. Posant le matériel réquisitionné sur la margelle du puits, il entreprit ensuite de se dépêtrer de sa cape pour ne pas la mouiller, dévoilant ses côtes blessées. D'un ample mouvement, qui lui tira une petite grimace, il l'étendit également sur la margelle.
- Je suppose que le plus urgent est la nuque... Eusebio souffla, se préparant à l'auscultation et tâchant de calmer ses nerfs. Docile, il vint s'installer devant le bohémien, accoudé au puits comme à un bar ; de sa patte, il releva ses cheveux, offrant sa nuque à Theo. Il lui serait difficile de rester ainsi immobile, une envie irrépressible de remuer lui serrait les entrailles, mais il se forçat à n'en rien faire. Ce- c'est bon comme ça ?
Le bohémien ne semblait pas être le seul à se réjouir en cet instant. Alors qu’un sourire de soulagement avait illuminé son visage suite à la réponse positive d’Eusebio, les éclats de voix qui s’élevèrent au seuil de la demeure lui rappelèrent rapidement qu’il avait une nouvelle foule à choyer.
Et à peine Theobald avait-il posé son regard sur eux que ses mirettes se mirent à pétiller de joie.
❝ Quel accueil, me voilà flatté. ❞ fit-il avec légèreté avant de se pencher vers la petite troupe, son sourire s'amincissant pour devenir plus complice. ❝ Bien le bonjour à vous tous. Je suis ravi de vous voir en pleine forme. ❞
On pouvait aisément le deviner, Theobald se sentait à l’aise- mais tout ceci changea bien vite au moment où Mère les interpella. Pour être à son niveau, il se redressa calmement, la saluant d'un geste de tête.
❝ Avec grand plaisir. ❞ répondit-il humblement, une patte sur le poitrail, reconnaissant pour l'invitation et que peu perturbé par les salutations personnelles de la louve. Bien au contraire, elles le rendaient heureux. Au même moment, le fils de celle-ci se décida à entrer en scène, laissant à peine le temps à sa pauvre mère de réagir que tout deux se dirigeaient vers la grange. Pour entreposer leurs récoltes, bien entendu.
En entrant dans la bâtisse, le bohémien se permit de balayer les alentours du regard avant de revenir sur son interlocuteur, qu’il sentait... ma foi, nerveux.
❝ Un peu de tranquillité serait la bienvenue, je dois dire... Tu m'as l'air tendu. ❞ fit remarqué Theo, un discret sourire aux babines. Il devait avouer que le voir devenir fébrile à la mention des soins lui donnait un air irrésistible, mais ce n'était guère le bon moment pour s'éparpiller. Ou peut-être juste un peu. ❝ Ne t'en fais pas. Je vais prendre bien soin de toi. ❞
Frôlant délicatement le grand brun à son passage, le soigneur l’invita d’une ondulation de queue à venir lui montrer la voie vers l’arrière-cour. Quand bien même s’amusait-il de son naturel enjôleur, il ne perdait pas son objectif de vue : guérir Eusebio, et rapidement. A commencer par rassembler quelques ustensiles nécessaires à la séance de soins.
❝ Pourrais-je emprunter un seau et un peu d'eau ? Les plaies ont besoin d'être nettoyées avant tout. ❞ C'était la première étape, et la plus cruciale pour une bonne cicatrisation. Inutile de noyer une infection de désinfectant s'il reste des cochonneries en dessous ! ❝ Installe-toi comme tu le souhaites. Tant que tu es à la lumière et que tu te sens à l'aise. ❞
Une fois toutes les plantes récoltées et consignées dans leurs sacoches respectives, la petite équipée reprit la route vers la ferme des Gianotti, Aécia gambadant un peu en amont des deux mâles. Ça arrangeait plutôt son aîné, qui pouvait ainsi la surveiller et éviter qu'elle ne surprenne des paroles que ses jeunes oreilles ne devaient pas capter. Le début du trajet se fit dans le silence, seulement interrompu par la courte prière du paysan, qui l'acheva dans un petit soupir, espérant de tout son cœur qu'elle trouverait une oreille favorable et bienveillante dans les cieux. Il n'avait pas du tout prêté attention au niveau sonore de sa prière, non plus qu'à son voisin, aussi tomba-t-il des nues suite au rapprochement du bohémien et son regard de gratitude. Confus d'avoir été entendu, il fut cependant incapable de prononcer le moindre mot cohérent lorsque son ami promit de prier à sa manière pour leur sécurité. Une fois de plus, les larmes menacèrent de le submerger, et il dut se résoudre à se frotter les yeux avec un petit rire gêné pour y voir plus clair. La suite se passait de mots, il se contenta d'adresser un nouveau signe de tête au brun, son sourire presque plus large que sa tête. Il était redevable à Theobald pour ses bons soins mais également pour sa gentillesse, jamais il ne l'oublierait, et il ferait en sorte que toute sa famille sache à quel point ils pouvaient lui être reconnaissants - ce qui ne serait pas bien dur à faire entendre. Alors qu'ils évoluaient dans les sous-bois, apercevant déjà les premiers champs, le bohémien se rapprocha d'Eusebio pour lui faire part de la possibilité de l'ausculter avant qu'ils ne soient réunis à table, et ce dernier hocha la tête. Avant qu'il n'ait pu répondre, les cris de joie d'Aécia indiquèrent mieux que le chemin qu'ils suivaient leur approche imminente de la maison, et avec un nouveau rire, le jeune loup laissa sa petite sœur courir au-devant pour les annoncer. Il pourrait ainsi deviser tranquillement avec son comparse sans craindre qu'elle ne s'esquive encore une fois. « Je pense que c'est possible, et je te remercie pour cette attention ! Je serai effectivement plus serein si tu peux t'en occuper le plus rapidement possible... » Le gaillard laissa échapper un petit rire nerveux, tâchant de se détendre, mais chaque fois qu'il repensait à ses blessures et ce qu'en avait dit Theo, il se sentait fébrile. Non pas qu'il soit douillet ou qu'il ait peur du sang, mais il craignait avoir trop tardé pour se faire soigner et que le mal soit irréversible - ce qui serait une punition plutôt digne pour ses écarts de conduite. Il tâchait cependant d'oublier son malaise, se rappelant la douceur avec laquelle le bohémien l'avait manipulé. Ils furent rapidement en vue de la demeure des Gianotti, devant laquelle s'était déjà formé un petit attroupement, rameuté par les gloussements et les éclats de voix d'Aécia. Levant les yeux au ciel, l'aîné secoua la tête gentiment ; elle n'en ratait pas une. Il faudrait par contre qu'il contrôle ce qu'elle allait raconter à Lacri, histoire qu'il ne se fasse pas descendre par sa douce mère à peine arrivé. Cette dernière écoutait la gamine d'une oreille, hochant la tête de temps à autres, mais gardait les yeux fixés sur les deux bruns, les hélant une fois qu'ils arrivèrent au seuil de sa maison. « Bien le bonjour, Theobald. Je vous compte parmi nous pour le déjeuner ? » On aurait pu la croire sévère, mais elle souriait d'un air entendu, déjà prête à commander l'installation d'un nouveau couvert sur la table familiale à ses enfants. Lacri connaissait tout le monde et n'oubliait ni les visages, ni les noms, aussi Eusebio ne fut guère surpris par cette entrée en matière. Parvenu devant sa mère, il désigna leurs sacoches avant de faire un signe de tête vers la grange. « On vous rejoint dans un instant, le temps d'entreposer nos récoltes dans la réserve ! » Il ne laissa pas le temps à sa génitrice d'y trouver à redire et se détourna vers le bâtiment d'à côté, faisant signe au bohémien de le suivre. Lacri plissa légèrement les yeux, mais lassa faire, intimant ensuite à sa petite troupe de rentrer, veiller à ce que les pattes soient propres pour le repas et l'aider dans les derniers préparatifs. De son côté, Eusebio ouvrit la porte de la grange, et s'avança dans la lumière. Il posa ses sacoches pleines d'oignons sur un établi avant de se retourner vers Theo, parvenant difficilement à masquer son stress. « Voilà !! Tu veux t'installer ici, ou il n'y a pas assez de lumière ? On peut aller dans l'arrière-cour sinon on sera tranquilles... »
Pauvre Eusebio, si insécure. Cela lui crevait le cœur de le voir ainsi, mais malheureusement Theobald ne pouvait faire grand chose de plus pour l’aider... Pas dans l’immédiat, toujours.
La tristesse qui avait alors voilé la chaleur de son sourire s’était envolée aussitôt Aécia fut-elle sortie des fourrés, ses yeux s’agrandissant de surprise lorsqu’il aperçut cette petite gueule débordant de plantes. C’est qu’elle n’avait pas pris sa demande à la légère, sacrebleu ! Et il n’y avait visiblement pas que des calendula qu’elle avait cueillis... Un tri serait nécessaire, mais il n'en restait pas moins ravi.
❝ Plus que bien même... C'est toute la forêt que tu as voulu ramené avec toi, ma parole ! ❞ commenta-t-il à la suite du grand-frère, un large sourire reconnaissant aux babines. ❝ C'est parfait. Merci ma grande. ❞
Et c’est sans plus tarder que le bohémien transféra le tout dans sa sacoche, échangeant un dernier regard avec le grand brun à ses côtés avant de se remettre en route. Sans doute serait-ce un paisible trajet jusque la maison des Gianotti après tant d'émotions... A un détail prêt. Les faibles marmonnements qui constituaient la prière d’Eusebio furent loin de passer inaperçu aux oreilles du Mavlaka, et c'était peu de dire qu'il en fut ému.
La prière achevée et l'instant de surprise passé, ce fut un regard reconnaissant que Theobald décerna au noble fermier, suivi de prêt par un tendre baiser au niveau de sa tempe.
❝ Merci... ❞ lui susurra-t-il à l'oreille, un doux sourire aux babines. ❝ Je prierais les Forces de la Terre pour votre sécurité. ❞
Pour sûr, les bohémiens allaient apprendre à connaître le nom Gianotti à son retour à la tanière... Mais trêve de rêveries, le soigneur avait un patient à remettre sur pattes et la demeure ne devait désormais plus être très loin. Il se préparait déjà à saluer chaque membre de la famille à leur arrivée, quand une préoccupation vint perturbé le cours de ses pensées.
❝ Est-ce qu'il serait possible que je m'occupe de toi avant de passer à table ? ... Je n'ai guère envie de te laisser ainsi plus longtemps. ❞ lui souffla-t-il sur un ton secret, craignant que la petite louve à leurs côtés ne laisse traîner des oreilles un peu trop curieuses.
En voyant Theo afficher une expression sérieusement inquiète, Eusebio faillit être gagné par la panique. A vrai dire, c'est aussi pour ça qu'il n'avait pas osé montré sa nuque à qui que ce soit, bien trop effrayé pour s'entendre dire que ça allait très mal. Il sentit une sueur froide apparaître dans son dos et à ses tempes, et aurait pu commencer à s'agiter en demandant à quel point c'était grave lorsque le bohémien l'immobilisa en prenant sa tête entre ses deux pattes, usant de beaucoup de douceur. Bien que le paysan n'ait jamais osé verser une larme en public, la compassion de son ami lui alla droit au cœur et ses yeux s'embuèrent. Museau baissé, il hocha doucement la tête aux paroles du brun, puis redressa un regard surpris.
- Le prendre au collet... En public... Même pour le bien de ma famille, j'ignore si j'en serais capable. Le jeune loup était livré à un tel désespoir qu'il en avait oublié la colère qui l'avait saisi lors de son duel avec le noble chien. Ce souvenir réveilla un peu d'ardeur en lui, et il poursuivit après un bref soupir. Enfin, c'est pour une bonne cause, donc je ferai tout mon possible.
Lorsque Theo évoqua l'état de ses blessures, Eusebio grimaça, réprimant une envie subite de tâter les zones touchées pour estimer les dégâts. Vu la saleté incrusté sur ses paluches, il ne ferait qu'empirer les choses, mais ne pas voir l'évolution des plaies participait à son angoisse.
- Je me livre entièrement à ton savoir de soigneur... Merci mon ami, je te dois vraiment la vie.
Son sourire un peu pauvre gagna en assurance lorsqu'il vit celui du bohémien. Il était réellement soulagé de savoir qu'il serait bientôt débarrassé de ce mal qui lui rongeait le cou, et rendait son travail de plus en plus difficile. Quel idiot il avait été de ne pas aller consulter quelqu'un avant... Mais aller en ville l'inquiétait tellement qu'il n'avait osé sortir de la ferme qu'en de rares occasions. Regroupant ses dernières collectes d'oignons, il eut un petit rire désabusé.
- Ma foi, depuis cet acte de bravoure, je ne suis quand même pas très serein... J'espère que tout ira pour le mieux.
Il ne put rien ajouter à ce sujet car sa sœur choisit ce moment précis pour réapparaître, apportant avec elle une belle flopée de plantes. Eusebio l'accueillit avec un sourire, secouant négligemment la tête pour faire retomber ses cheveux sur le désastre de sa nuque.
- Mais qui revoilà ! Belle récolte, Aécia, tu as bien travaillé ! En tout cas, de son point de vue, elle semblait avoir amené pas mal de verdure, mais il aurait été incapable de dire si c'étaient les bons spécimens... On va pouvoir regagner la maison, à présent.
Le jeune loup jeta un regard entendu au brun à côté de lui, avant de ramasser son sac, le jetant sur son épaule. Il se sentait tout de même bien plus léger sur de nombreux points, et remerciait le Créateur d'avoir placé Theobald sur son chemin aujourd'hui. Sur le chemin du retour, il lui adressa aussi une rapide prière, lui demandant de veiller au bien-être du bohémien et de sa famille, comme lui s'était montré généreux avec les Gianotti.
Eusebio était perdu. Il s’agitait, ne semblait plus reconnaître son environnement et avait même eu un sursaut lorsqu’il avait réalisé que Theobald se tenait près de lui.
Celui-ci tentait de cacher au mieux tout l’étonnement et inquiétude que ces étranges réactions avaient provoqués, attendant patiemment la réponse à sa question. Et quelle ne fut pas sa réaction lorsque après un soupir et un énième regard aux alentours, le grand brun accepta de lui dévoiler ses fraîches cicatrices. Les yeux écarquillés, le bohémien avait entrouvert sa gueule sans qu’aucun son n’en sorte, les traits de son visage témoignant d’une intense angoisse.
Si par miracle, les plaies sur son flanc avaient réussies à plus ou moins correctement cicatrisé, celles sur sa nuque étaient à la limite de l’infection.
Sans voix, Theo l’avait laissé reprendre la parole. Et à peine le doux nom de Frambault résonna-t-il à ses oreilles que ses mâchoires se crispèrent, les pupilles contractées de colère. Alors c’était ce foutu mordiable qui lui avait fait ceci ? Il comprenait pourquoi le grand fermier était aussi en colère désormais. N’importe qui ayant un peu de bon sens rêverait d’écraser la tête de cette langue de vipère dans le caniveau.
Et il ne faisait pas exception, surtout pas après avoir découvert l’état d’Eusebio. Savoir le limier aussi amoché en temps normal lui aurait arraché un sourire, mais pas cette fois-ci.
❝ Oh, Eusebio... ❞ avait-il soufflé d'une voix qui se voulait douce et réconfortante, s'asseyant afin de pouvoir porter ses deux antérieures à chaque joue du noble loup. ❝ Calme-toi, tout ira bien. ❞
Lui décernant un regard aussi désolé que tendre, Theobald prit le temps de réfléchir, faisant voyager ses pattes jusque ses épaules.
❝ Tant qu'il ne recouvre aucune mémoire, vous serez à l'abris. Et s'il finit par la retrouver... ❞ Il fit une pause. Son air sembla s'assombrir. ❝ Tiens-le par le collet. C'est un Montdargue, avoir perdu un duel face à un "vulgaire" fermier- comme dirait-il, c'est une honte, une disgrâce pour une famille comme telle. Si cela se sait... Il pourrait perdre beaucoup. Dans les faubourgs comme dans la ville, les nouvelles vont vite.❞
Cette solution n’en restait pas moins dangereuse que toute autre, mais avait-il réellement le choix ? Si elle s’avérait être un échec, dans tout les cas... Le bohémien s’en chargerait lui-même.
❝ En attendant, il faut absolument te soigner. Tes plaies à la nuque ne sont vraiment pas belles... ❞ s'inquiéta-t-il, faisant un aller-retour entre le visage d'Eusebio et les plaies cachées. ❝ Laisse-moi m'en charger quand nous serons de retour à la ferme. J'ai de quoi faire après tout. ❞
Cette fois-ci, ce fut un sourire chaleureux qui s'étira sur ses babines, jetant un rapide coup d'oeil à où en était Aécia avant de revenir à lui, retirant doucement ses pattes de ses épaules.
❝ Tu as été très brave de te défendre contre ce mordiable. Beaucoup à la place aurait laissé passer cet affront, de peur de représailles. ❞
Pendant quelques instants, Eusebio fut tout à fait inconscient de ce qui se passait autour de lui, toute son attention s'était portée dans ses réflexions ; ses gestes machinaux et un peu maladroits n'ayant pas encore provoqué de catastrophe qui put le sortir de sa transe, ce furent les paroles du bohémien qui s'en chargèrent, et il cligna des yeux au son de la voix qui s'était rapprochée, regardant autour de lui d'un air perdu.
- Hein ? Tout va bien ? Heu oui je suppose ! Aécia travaille correctement ? Il ne l'aperçut pas tout de suite, puis remarqua le buisson qui s'agitait un peu plus loin, et se demanda à quel moment était-elle arrivée là-bas. Perplexe, il se tourna vers le brun, dont la proximité lui arracha un nouveau sursaut, et son visage se renfrogna en entendant sa dernière question. Ces plaies oui... Ils... Je...
Le géant finit par soupirer, las des cachotteries, et jeta un furtif coup d'oeil autour d'eux, s'assurant que la petite était toujours occupée et que personne ne se trouvait dans les parages. Se rapprochant encore de Theo, silencieux, il souleva sa cape, exhibant son flanc fraîchement cicatrisé, puis souleva ses cheveux et pencha la tête pour que le bohémien puisse voir les dégâts dans sa nuque, se redressant ensuite avec une grimace. Cette dernière blessure semblait guérir lentement et dans de mauvaises conditions, vu qu'il devait constamment la cacher sous ses cheveux et qu'il n'avait encore jamais osé la montrer à qui que ce soit. La douleur se faisant plus persistante et le gênant dans son quotidien, il faudrait qu'il songe rapidement à voir quelqu'un...
- Voilà le résultat de ma rencontre avec ce maudit Limier qu'est Frambaut de Montdargue... Il parlait à voix basse et grondante, la colère encore perceptible dans son ton. Nous nous sommes battus dans les bois du faubourg. Je t'épargne les détails de la conversation qui a précédé... Je pense que tu peux facilement imaginer quel genre de discours tient ce cabot. Il en a dit suffisamment pour me faire sortir de mes gonds...
Le jeune loup cracha au sol, maudissant silencieusement le noble de tous les noms d'oiseaux français et italiens qu'il connaissait.
- Je l'ai ben amoché, suffisamment pour qu'il perde connaissance. D'après les rumeurs ourdies en ville, il semblerait qu'il ait également perdu de sa mémoire... mais pour combien de temps ?
Au lieu de la colère, cette fois l'expression du paysan se fit abattue, et il jeta un regard désespéré vers le bohémien.
- Je te jure, Theo... je ne pense pas vraiment regretter ce qui s'est passé ce jour-là, parce qu'il méritait une bonne correction. Mais à présent, j'ai peur ! Peur des représailles pour ma famille ! Pour la ferme ! Dio mio, pour les faubourgs entiers !! C'est injuste, ce cabot odieux nous dicte sa loi en bafouant tous les préceptes du Créateur, il se moque de nos droits, de notre liberté, et nous devons quand même en payer les frais !!
Plus il parlait, plus il s'enflammait, plus le ton montait. Bien sûr, il ne visait pas le brun dans ses propos, mais reparler de cette affaire et de la puissance des Montdargue en général le mettaient souvent hors de lui...
Le fait qu’Eusebio s’outre en apprenant le quotidien de son peuple avait fait étiré un sourire à la fois désolé et reconnaissant à Theobald.
Il avait raison, et sans doute était-ce ça, le pire. Le bohémien n’avait rien contre le Canisthisme, après tout chacun avait le droit de croire en ce qu’il voulait : il avait plus quelque chose contre les ordures qui s’amusaient à se cacher derrière cette excuse pour s’en prendre à ceux qui avaient choisis une voie différente.
La famille Gianotti n’était pas de ceux-ci, fort heureusement. L’agacement du grand fermier, qu’il extériorisait sur ces pauvres oignons sauvages, en était bien la preuve.
Seulement... Ce n’était pas tout. La simple mention de Montdargue avait réussie à le faire sursauter et plus que ça, l’avait muré dans un silence pour lequel il n’était pas connu. Interloqué, Theo l’avait observé plusieurs instants avant de s’en retourner vers sa petite assistante, s’abaissant à son niveau tout en lui montrant une direction du bout de la griffe.
❝ J'ai vu du calendula par là-bas mais je suis trop grand pour passer dans les fourrées sans me prendre dedans... Tu penses que je peux te laisser cette tâche ? ❞ lui avait-il souffler tout en lui décernant un clin d'oeil complice.
Non difficile à reconnaître, ces fleurs orangées n’attendaient que d’être cueillies. Tout en se redressant, le bohémien l’observa de là où il était partir accomplir sa tâche, tout en reculant de quelques pas vers son grand-frère, à quelques mètres de là.
❝ Eusebio, tout va bien ? ❞ commença-t-il d'une voix douce, se penchant un instant vers lui avant de se redresser et garder un oeil sur la silhouette d'Aécia. ❝ Tu me sembles... pensif à propos de ces plaies. Il s'est passé quelque chose ? ❞
Conscient que le sujet pouvait être épineux, Theobald avait préféré éloigner les jeunes oreilles de cette conversation.
Un large sourire sur les babines, Eusebio voyait Aécia participer activement à la quête des plantes ; pour un peu il n'aurait plus à la surveiller tant elle semblait à l'écoute des moindres faits et gestes du bohémien. Bien, au moins elle rattrapait sa précédente bévue... Et si elle apprenait des choses au passage, c'était toujours ça de gagné ! Touché par les aimables paroles de Theo à propos de sa famille, le jeune loup fut en revanche peiné des tristes nouvelles qu'il lui rapporta de la cité. Attendant la suite des événements après la petite leçon destinée à la gamine, il se redressa, scandalisé des actions de l'Inquisition contre les bohémiens.
- Comment ?? Mais c'est de l'acharnement ! Je n'arrive pas à croire que cette bande d'ignorants vous persécutent au nom d'une cause qu'ils pensent juste... Et au nom du Créateur, ce qui est bien pire ! Il n'a jamais prôné une telle violence envers nos pairs.
Secouant la tête, le paysan arracha avec vigueur un pied d'oignons, mais ne parvint qu'à déchirer les tiges qui lui barbouillèrent le museau de vert, lui laissant un goût acide et âpre dans la gueule. Crachant de côté, il prit le temps de s'essuyer du dos de la patte, mais sursauta à l'entente du nom des Montdargue.
- Cette famille... à mon sens, ils sont bien plus que des parasites. Concentré à ne pas faire n'importe quoi avec l'oignon suivant, il marmonna entre ses crocs. De véritables plaies, oui.
Songeant à la désagréable entrevue qu'il avait eu avec le sieur Frambault, le paysan se mura dans un silence sombre, pensif. Les possibles retombées de cette rencontre sanglante venaient souvent le hanter la nuit, et il était toujours dans la crainte de voir arriver des gardes qui viendraient l'arrêter pour l'emmener à la question. Ou pire, des mercenaires envoyés pour les représailles, qui s'attaqueraient à la ferme ou à sa famille... Cette dernière possibilité était celle qui lui donnait le plus des sueurs froides. Imaginer qu'on leur fasse du mal... c'était une réelle torture. Il espérait que le noble cabot avait pour de bon perdu la mémoire et qu'il n'aurait pas à regretter cette satanée baston... Tout entier dans ses réflexions et dans sa cueillette, il se demandait s'il serait bon d'en parler à Theo. Qui sait, le brun pourrait lui être de bon conseil...
Pour sûr, les pauvres oignons qu’il avait précédemment ramassés ne seront plus bons à grand chose désormais.
Face aux mimiques amusantes du fermier, Theobald avait ri de bon cœur avec lui. Ses récentes pertes ne semblaient pas être source de négativité, sinon il se serait bien penaud à l’heure actuelle. Tout en prêtant une oreille attentive aux dires de son comparse, le bohémien avait baissé son museau vers Aécia, lui offrant un sourire assuré.
❝ Ravi de t'avoir comme assistante. ❞ avait-il renchéri, souhaitant mettre la petite à l'aise.
Et tandis qu’ils s’éloignaient de quelques mètres les uns des autres, le grand brun s’était arrêté et avait attrapé le papier entre deux de ses doigts de patte, le mettant à la hauteur de sa jeune assistance afin qu’elle puisse s’imprégner visuellement des croquis à côté de chaque nom.
❝ Voici à peu près à quoi elles ressemblent. ❞ Une fois les apparences retenues, il rangea ses notes dans sa sacoche. ❝ J'ai déjà récupéré quelques orties et camomilles, mais si tu en vois d'autres n'hésite pas à me prévenir. ❞
Les explications finies, il s’était mis en quête de son butin tout en restant à portée, afin de pouvoir entendre les réponses d’Eusebio à ses questions.
❝ Tu m'en vois soulagé ! Vos légumes sont gages de qualité, ça m'aurait attristé d'apprendre le contraire. ❞ avait-il répondu gaiement.
La réputation de la famille n’était plus à refaire, et témoin de leur gentillesse sans bornes, Theo ne pouvait que souhaiter leur bonheur.
❝ De notre côté... C'est un peu plus compliqué. ❞ Montrant du bout de la griffe l'une de ses récentes trouvailles à Aécia, il prit le temps de lui expliquer les bienfaits des plantes qu'il cherchait mais aussi comment on les cueillait, et comment on s'en servait. Pommades, infusions... S'il pouvait partager un peu de connaissance avec une belle âme, c'était avec plaisir qu'il le faisait. ❝ L'Inquisition semble... plus hargneuse encore qu'auparavant. Leurs chasses se font plus nombreuses en ce moment et nos frères et soeurs reviennent plus souvent fatigués ou blessés. ❞
Il ne savait pas ce qui avait bien pu se passer pour que ses membres s'agitent ainsi, mais ce qui était sûr c'est que ça n'avait pas loupé.
❝ ... La famille Montdargue est un véritable parasite pour cette belle cité. Tu ne trouves pas ? ❞
L'accord tout autant que le sourire de Theobald ravirent le jeune paysan, qui en frétilla de la queue. Il aurait ainsi l'occasion de récompenser dignement la bravoure de son ami ! Bien que celui-ci aurait peut-être eu à redire au terme employé, Eusebio restait admiratif de la vitesse avec laquelle il était intervenu, et louait intérieurement le Créateur de cette providentielle rencontre. Avec un ferme hochement de tête, toujours accompagné de son sourire jovial, il se leva pour emboîter le pas du bohémien - prenant garde cette fois-ci à surveiller Aécia. La gamine restait dans ses pattes, ce qui pour une fois l'arrangeait bien, hors de question de remuer à nouveau ciel et terre pour la retrouver !
Revenus à leur point de départ - leur point de rencontre surtout - le paysan s'arrêta, écoutant avec attention les plantes recherchées... bien qu'il ne sache absolument pas à quoi elles pouvaient ressembler. Il avait déjà entendu leurs noms, mais de là à en dénicher, c'était beaucoup lui demander... Il se saisit donc de l'occasion où Theo lui jetait un regard amusé pour rebondir sur ses derniers mots.
- Oui, c'est de l'oignon que j'étais venu chercher... Il en pousse pas mal en ce moment, ce qui tombe bien vu le traitement que ma récente récolte a subi. Levant les yeux d'un air innocent, le géant toussota avant de rigoler en se tournant vers le brun. Heureusement c'est une des rares plantes que je peux retrouver, mais pour le reste, je mets Aécia à ta disposition. Du bout de la patte, il poussa le postérieur de cette dernière vers son interlocuteur. Elle a de bons yeux et une bonne mémoire, je pense que ça ira plus vite ainsi de votre côté.
La petite était visiblement ravie de pouvoir participer, malgré sa timidité devant son sauveur. Il fallait le reconnaître plutôt impressionnant, mais elle ne tarderait pas à retrouver son naturel. Il n'aurait certainement aucun mal à la cadrer, aussi Eusebio était confiant en laissant sa sœur le rejoindre. Contournant un buisson, il entreprit de dénicher les végétaux demandés par dame sa mère, restant à portée de voix du bohémien.
- Ma foi, nous n'avons pas à nous plaindre, malgré les gelées tardives nos légumes d'hiver poussent bien, il n'y a pas trop de dégâts ! Et la clientèle ne tarit pas non plus, alors on ne chôme pas.
Quelques pieds odorants ayant fait leur apparition, le paysan s'interrompit un instant, les délogeant de la terre froide pour remplir sa besace - précédemment évacuée de son contenu réduit en bouillie. Il laissa les plus jeunes en place et poursuivit son chemin, restant à proximité du duo.
- Et à la cité, quelles sont les nouvelles ? Tout se passe bien pour vous ?
Les quatre fers en l’air, Theobald n’en menait pas large non plus mais leurs réactions simultanées avaient au moins eu le mérite de le faire sourire.
Roulant sur son flanc, le bohémien avait doucement relâché sa petite prisonnière, soulagé de voir qu’il y avait eu plus de peur que de mal. Dire qu’à un millième de seconde, il l’aurait raté... Par les idoles. Secouant sa tête pour chasser cette vision de son esprit, il fit virevolter quelques unes de ses mèches désormais libres puis reporta son regard sur Aécia.
❝ Une vraie cascadeuse, ma parole... ❞ commenta-t-il d'un ton complice.
Se doutant bien que son grand-frère –ou un autre membre de sa famille- ne se gênerait pas pour lui passer un savon plus tard, Theo avait décidé d’alléger la sentence avec un brin d’humour. Néanmoins, son attention fut rapidement attirée par l’arrivée du dit-frère, qui lui proposait sa patte pour se relever.
❝ Il n'y a pas de mal. ❞ répondit-il en se faisant hisser, admirant un instant la musculature du fermier avant de détourner son regard vers le bandeau retrouvé.
Le remerciant d'un humble geste de tête, le bohémien s'assit à son tour pour pouvoir remettre l'accessoire, après au préalablement avoir ramené toutes ses mèches fugitives derrière ses oreilles.
❝ Il est vrai que me faire rouler dessus de cette façon ne soit pas mon activité préférée, mais j'ai survécu. ❞ fit-il d'un ton plaisantin, accompagné d'un sourire espiègle afin de dédramatiser la situation. Et l’instant d’après, Eusebio avait retrouvé le sourire : il lui proposait désormais leur aide pour sa cueillette. Plus que ça, il l’invitait même à manger avec le reste de la famille, faisant presque rougir d'embarras un Theobald surpris. ❝ Je... ❞
Et puis, pourquoi pas ? Si sa venue pouvait ravir cette bonne famille, alors il n'avait pas de raisons de refuser.
❝ C'est d'accord. ❞ Arborant à nouveau un sourire radieux, le bohémien se redressa, avançant de quelques pas en direction de là où il avait stoppé ses recherches tout en sortant un mince papier griffonné de sa sacoche. ❝ J'étais parti en quête de plantes médicinales aujourd'hui. Ortie, camomille, calendula, plantain... Et vous, il vous faut de l'oignon, c'est bien ça ? J'ai cru en sentir l'odeur. ❞
Comment ne pourrait-il pas l’avoir remarqué quand il avait failli fusionner avec le grand gaillard à ses côtés ? Au souvenir de leur collision, bien que douloureuse, Theo eut l’ombre d’un sourire amusé, détournant ses prunelles dorées vers Eusebio.
❝ Vos récoltes sont bonnes cette année ? ❞
Eusebio avait l'impression que la scène se déroulait au ralenti, comme dans les cauchemars qu'il faisait parfois ; il se sentait lourd et lent, comme si le sol était mou et retenait ses pattes alors qu'il mettait toute sa force dans chaque foulée, et voyait Aécia, tomber, tomber... Et finalement, son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsqu'il vit Theobald à la rescousse, se positionner juste en dessous de l'aventurière pour la réceptionner. Un immense soulagement traversa le corps en mouvement du jeune loup, qui retrouva le sourire... mais n'avait pas songé un seul instant à stopper sa course, aussi le sourire s'évapora rapidement lorsqu'il réalisa que le temps reprenait son cours et qu'il serait cette fois incapable de s'arrêter pour éviter la collision.
Il ne put même pas lancer d'avertissement, sa mâchoire s'était bloquée dans une expression effarée, mais heureusement le bohémien le perçut et put tenter d'amortir le choc comme il le pouvait. De son côté, le géant tâcha de limiter les dégâts en freinant au dernier moment puis poussant sur ses postérieurs, mais il finit tout de même par les percuter et tout le monde partit dans le décor. Dans sa veine tentative d'esquive, il se retrouva catapulté par son élan par-delà le brun - lui roulant à moitié dessus - et vint atterrir cul par-dessus tête dans un buisson. Sonné, il crut un instant que le choc reçut sur le crâne lui avait fait perdre la vue, puisque tout semblait noir !! Puis un bout du tissu qui lui recouvrait les yeux glissa et la lumière du jour lui révéla l'étendue des dégâts dans son environnement immédiat.
- Outch... de derrière lui montaient les mêmes gémissements douloureux, et le paysan se tordit le cou pour vérifier que tout allait - relativement - bien. Indemne, Aécia le regardait avec son sourire habituel du j'ai fait une bêtise mais ne me gronde pas trop fort s'il te plaît... Fort mécontent, le jeune loup se releva, frottant ses articulations malmenées, et ôta le bandeau qui lui recouvrait la moitié du visage. Qu'est-ce que...
Il entendit les mêmes mots émaner presque simultanément du bohémien, et ne put s'empêcher de sourire. Il préleva le tissu d'une patte, le posant sur une pierre, avant de s'approcher du brun et de lui tendre un membre musclé pour l'aider à se relever.
- Je suis désolée, Theo, dans ma précipitation j'ai été incapable de m'arrêter... J'ai eu tellement peur ! Il jeta à nouveau un regard significatif à la fautive, qui se fit toute petite. Hissant le bohémien sur la terre ferme, il lui tendit son couvre-chef, penaud. Voilà une bien rude façon de te remercier pour ton geste, j'en suis vraiment désolé...
Le paysan s'assit, frottant sa nuque encore douloureuse, puis son regard s'illumina lorsque lui vint une idée qu'il estimait brillante, et il retrouva son sourire.
- Pour la peine, permets que nous t'aidions à finir ta récolte ! Je ne suis pas d'un grand secours pour distinguer les plantes, mais Aécia te doit bien ça. Il lança un sourire entendu à la gamine, qui ne se ferait sûrement pas prier pour se rattraper et éviter de voir l'histoire ramenée devant Lacri. D'autant que cette petite quête végétale pourrait bien lui plaire. Et une fois nos réserves faites, je t'invite à venir te restaurer à la ferme. Qu'en dis-tu ? Tout le monde serait ravi de te revoir.
Il lui devait bien ça, et il ne mentait pas en promettant un accueil chaleureux : les enfants, tout comme lui, adoraient les spectacles des bohémiens et seraient réellement enchantés de voir une de leurs idoles à leur table. Quant à Lacri, elle était toujours disposée à rajouter un couvert pour un visiteur impromptu, et Eusebio pourrait toujours lui toucher un mot de ce qui s'était passé. Mais alors, elle ne laisserait pas repartir le brun tant qu'il n'aurait pas mangé et bu pour un mois... En attendant, vu le dégât que son poids avait causé sur sa première cueillette, le jeune loup était bon pour se remettre à traquer de l'oignon.
Si Theobald pouvait rendre service à un bon samaritain, alors il était heureux. Rien de plus, rien de moins.
Chacun leur tour, les deux chercheurs appelaient la disparue, mais en vain. Le silence de la forêt restait immuable mais le bohémien pouvait au moins relativiser sur un point : si une bête traînait véritablement dans les parages, avec leurs cris ils l’auraient sans doute déjà attiré.
❝ Si tu ne sors pas de ta cachette, c'est moi qui mangerait ta part ! ❞ avait-il plaisanté, espérant que comme la plupart des enfants, la petite soit sensible aux défis.
Rien. Rien hormis les marmonnements mécontents d'un grand frère inquiet, qui bientôt se transformèrent en nouveaux cris au fort accent italien. La colère commençait à le gagner.
❝ S'il te plaît ne t'énerves pas, elle risque de-❞ commençait-il à expliquer d'une voix calme tout en détournant sa tête, mais il fut interrompu par l'étrange expression qu'avait Eusebio. Lui-même s'était arrêté de parler. Serait-ce le déclic ?
Lorsque le mot arbre fut prononcé, les yeux de Theobald s’écarquillèrent. Elle ne serait tout de même pas... Et bien si. Miséricorde. Le grand gaillard n’eut pas à se répéter : le bohémien était déjà la truffe en l’air, scrutant les branches en se hissant même parfois sur ses postérieures lorsqu’un feuillage un peu trop dense lui paraissait suspicieux. Devant son scepticisme, l’un d’eux rigola même.
Une minute.
❝ Par mes aïeux ! ❞ s'exclama Theo, tandis que son camarade s'agaçait après l'audace de sa petite sœur.
Il s’était approché du tronc à son tour, se dressant sur ses postérieures pour tenter de l’apercevoir, et morbleu qu’elle était haute perchée. C’était autant inquiétant qu’impressionnant à voir... Mais l’admiration fut de courte durée : ne prêtant plus attention à l’endroit où elle se trouvait, Aécia dérapa.
Le cœur de Theobald rata un battement, au contraire de son corps qui lui, se propulsa à la seconde même vers l’endroit où sa chute se terminerait.
Ses yeux ne la quittèrent pas un seul instant, si bien qu’il ne vit même pas Eusebio s’élançait dans la même direction- et surtout pas dans le sens inverse. Ce fut ainsi que le profond soulagement qu’il ressentit lorsqu’il réussit à réceptionner de peu la petite aventurière dans ses antérieures, se volatilisa la seconde d’après lorsque l’ombre du grand fermier les engloutirent. Il eut à peine le temps de la protéger en l’enveloppant dans ses larges pattes qu’il se prit de plein fouet le grand frère, le choc le sonnant pour de bon.
Sa vision obscurcie, il n’avait même pas vu le rouler-bouler qu’ils avaient dû faire, ni même dans quelle position avait-il bien dû se retrouver après, mais ce qui était sûr, c’est qu’il n’avait pas lâché d'un poil Aécia, désormais saine et sauve au creux de ses antérieures.
❝ Ow... ❞ gémit-il, tandis que le monde tourbillonnait autour de lui. Ses paupières clignèrent plusieurs fois, lentement, retrouvant peu à peu sa vue tandis qu'il se frottait d'une patte le sommet du crâne. Là où d'ailleurs, son serre-tête ne se trouvait plus. ❝ Qu'est-ce... ❞