Le marché battait son plein en cette belle matinée de printemps ; Eusebio était à son poste, derrière l'étal des Gianotti, accompagné de sa mère et du fils d'un de leurs voisins. Avec le renouveau de la saison et leur dernière récolte - la première du printemps - il y avait beaucoup à vendre, et beaucoup de monde à servir. Une belle foule était agglutinée devant leurs tréteaux, et la cacophonie attirait encore plus de monde. Rarement le jeune loup avait vu un tel engouement pour leurs légumes, mais c'est vrai qu'après les pénuries hivernales, il était bon de retrouver un peu plus de choix dans la verdure et les accompagnements !
Bien qu'ils n'aient pas besoin de plus de clients, Lacri l'exhortait à crier pour rameuter les badauds, et plus ou moins de bonne grâce, le géant s'exécutait. Laitues, radis, ail, oignons ! Choux, asperges, carottes, il nous reste beaucoup à vendre, approchez, messeigneurs, mesdames ! Laissant son regard dériver sur les gens autour de lui, il avisa une belle dame en habit vert et à la fourrure blanche impeccable. Après une petite révérence, il se permit de la haranguer pour cibler son annonce. De bons légumes comme vous n'en avez jamais goûté, ma Dame, et à un bon prix, n'hésitez p-
Un vil maraud, visiblement pressé et vêtu de guenilles, fendit la foule de son air courroucé, heurtant la belle chienne au passage. Surpris, mais réactif, le paysan se porta à son côté pour la rattraper et éviter qu'elle ne chute, et ne se fasse piétiner par les gens déroutés suite à l'altercation.
- Regardez où vous allez, sciocco! Peine perdue, le fautif était déjà bien loin. Se tournant vers la dame, Eusebio s'enquit plutôt de son état. Vous allez bien, signora? Il ne vous manque rien ?
Les voleurs à la tire ne manquaient pas sur cette place peuplée, aussi la dame pourrait s'estimer heureuse si elle ne s'était pas fait subtiliser l'un ou l'autre de ses effets personnels...
A son tour, la bourgeoise sembla bien surprise des propos du jeune loup, concernant la densité de population dans leur maison familiale. Eusebio comprit aisément son trouble lorsqu'elle lui répondit, et se dit que c'était là une nouvelle démonstration des subtilités inhérentes à chaque classe - il ne le pensa clairement pas en ces termes, mais se rappelant que son interlocutrice était d'un milieu sûrement plus cossu que le sien, il pensa que le nombre d'enfants et de membres de la famille sous un même toit devait être nettement plus bas chez les bourgeois.
- Bah, on s'y fait quand chacun y met du sien et participe à l'effort collectif ! Ce qui ne posait pas problème chez les Gianotti, fort heureusement. Sinon, l'ambiance en serait effectivement affectée. Répondant au rire de sa cliente par un sourire entendu, le paysan se pencha pour ajouter sur le ton de la confidence. Je sais ce que c'est... Mais je ne crois pas que vous aurez du mal à trouver un compagnon lorsque le temps vous semblera propice. Vous avez nombre de qualités qui ne doivent pas laisser vos soupirants indifférents !
En espérant que la jolie dame ait effectivement quelques soupirants ou, dans le cas contraire, qu'elle ne lui fasse pas savoir qu'elle se trouvait dans un désert sentimental ; sinon le géant allait se trouver bien mal à l'aise et ne saurait comment se dépêtrer de cette situation... Pendant leur petite discussion, quelques autres intéressés venaient flâner le long de l'étal, et Eusebio se dit qu'il était temps de retourner pour de bon au travail. La conversation de la chienne blanche était agréable, mais il lui fallait gagner sa vie... et pour ça, il devait tourner son attention vers les autres potentiels acheteurs.
- J'espère que vous serez satisfaite de vos achats, n'hésitez pas à revenir nous voir quand vous en aurez besoin !
Recevant les pièces dans sa grande patte, Eusebio accueillit la générosité de son acheteuse par un grand sourire, comme il en avait l'habitude - des sourires, pas des pourboires. Il était content que la bourgeoise soit satisfaite de ses achats et de la relation avec le paysan, cela voulait dire qu'elle serait peut-être tentée de revenir leur acheter d'autres produits ! Considération purement commerciale, il est vrai, mais le jeune loup préférait y penser comme l'occasion de croiser à nouveau cette belle dame, ce qui lui ferait grand plaisir.
- Merci, ma dame !
Il rangea les pièces dans la petite bourse accrochée à sa ceinture, tâchant de n'en échapper aucune et de rester attentif à ce que lui répondait sa cliente. Il était bien d'accord avec la plupart des choses qu'elle avançait, et hocha donc du chef en connaisseur - même si en réalité il ne s'y connaissait pas beaucoup en cuisine - mais releva un regard surpris lorsqu'elle lui apprit vivre seule.
- Vraiment, vous vivez seule ? Un discret coup de coude dans les côtes lui rappela qu'il était un poil trop curieux, et sans montrer sa grimace de douleur - Lacri avait tapé juste dans ses fraîches cicatrices - le géant chercha à justifier sa réaction. Je vous prie d'excuser ma remarque... Nous sommes plus d'une dizaine à vivre sous le même toit à la ferme, alors j'ai toujours un peu de mal à concevoir l'inverse !
C'était aussi une question de mœurs et d'éducation, pour les paysans, il était quasiment impensable qu'une jeune chienne vive seule dans une maison, sans parents ou sans mari... Mais il en allait sûrement autrement pour la bourgeoisie, voire la noblesse, et il aurait été inconvenant de sa part de se mêler aux affaires d'autrui.
- Mais je suis d'accord avec vous, c'est très gratifiant de subvenir à ses propres besoins !
Réunissant les divers choix de sa cliente, Eusebio laissa entrevoir son sourire béat de paysan ravi de sa condition et de la générosité du Créateur, laissant filtrer un petit rire lorsqu'il s'entendit qualifier de connaisseur. Empilant les achats de sa vis-à-vis sur la planche devant elle, il haussa les épaules, pouvant justifier sans mystères de cette connaissance qu'il avait acquise.
- C'est le travail de toute une vie, vous savez ! Ma famille cultive la terre depuis de nombreuses générations, les légumes, je suis né dedans. Alors avec les années, ils n'ont plus aucun secret pour moi !
Et c'est vrai que très bientôt, il fêterait son dix-septième anniversaire, ce qui n'était pas rien ! Une nouvelle année qui donnerait encore l'occasion à Lacri de le bassiner avec le mariage, il allait d'ailleurs falloir qu'il cherche des excuses encore plus efficaces que l'an passé... Sa mère lui jetait des coups d’œil réprobateurs de temps en temps, souhaitant lui rappeler qu'il était parfois très bavard et qu'il y avait des limites dans la bonhommie que le paysan ne devait pas dépasser, mais tout à son service pour la bourgeoise, le géant ne s'en rendit absolument pas compte. Sa cliente déclina d'ailleurs l'offre de livraison, et entendant ses raisons, le jeune loup ne put dissimuler totalement sa surprise. Il se rattrapa en calculant rapidement le montant des emplettes, mais sentait la curiosité le piquer, menaçant de le laisser bavarder encore un peu plus.
- Ce sera sept sous et trois deniers pour tout ceci !
La chienne blanche se retrouvait tout de même avec un gros sac à porter, Eusebio était ennuyé pour elle, et espérait par conséquent que sa maison ne soit pas trop loin... Incapable de se retenir plus longtemps, il reprit d'un ton léger, histoire de poursuivre la conversation - et encouragé par le fait que son interlocutrice ne semblait pas encore lassée de son caquetage.
- Vous préparez vos plats vous-mêmes ? C'est une très belle qualité ! Vos invités doivent être contents de l'investissement que vous mettez à bien les recevoir.
Eusebio fut agréablement surpris de la réaction de la bourgeoise à sa blague éculée - enfin quelqu'un qui appréciait son humour ! Il était pour sa part amusé de la réaction de surprise de la jolie chienne lorsqu'elle se rendit compte de son laisser-aller, glissant sa fine patte devant son museau. Prenant quelques instants le temps de la réflexion pour son menu, elle ne tarda pas à le renseigner sur ses besoins de verdure, et l'écoutant attentivement, le paysan finit par hocher la tête avec un grand sourire.
- Très bons choix ! Et nous avons justement de tout ceci. Se glissant derrière les caisses, il désigna de sa grande patte de belles bottes de carottes, les choux bien alignés et autres desiderata qu'ils pouvaient assouvir. Premières récoltes, ils sont tous frais et ont déjà bien profité du soleil, qui nous fait l'honneur de sa présence cette année ! Réunissant les légumes demandés dans un panier, il en profita pour émettre quelques suggestions - libre à la belle dame de les suivre ou non. Si je puis me permettre, il nous reste quelques panais et des champignons séchés ; pour accompagner la sauce avec un petit goût noisette, c'est toujours une réussite !
Il hocha de nouveau la tête, complice, présentant en même temps les beaux légumes à la chienne blanche. Il ne doutait pas qu'elle avait de quoi payer, si on se fiait à sa tenue de beau tissu vert, elle ne manquait pas de revenus - même si du coup il était un peu étrange de la voir faire le marché ! Projetait-elle également de cuisiner ? Il ne le saurait sûrement jamais, aussi intrigué soit-il. Autour de lui, les gens faisaient enfin place nette, leur permettant d'évoluer autour des différentes caisses et de l'étal pour admirer et sélectionner les produits. Les stocks commençaient à baisser, mais il restait encore largement de quoi satisfaire un repas pour la bourgeoisie.
- Auriez-vous besoin de vous faire livrer ? Nous pouvons sans problèmes vous amener une caisse ou un panier directement chez vous !
Il était d'usage chez les Gianotti de toujours proposer un service de livraison, dont l'aîné s'acquittait de bonne grâce, aidé par sa haute carrure. Il était tout à fait disposé à transporter les achats de la dame chez elle si elle en avait besoin, et si elle était d'accord de les recevoir à partir de midi. Il fallait en effet qu'ils rangent l'étal avant de se lancer dans les livraisons, et en fonction de la clientèle du jour, ça pouvait prendre plus ou moins de temps.
La dame en habit vert, rapidement remise de ses émotions, ne tarda pas à se relever, remettant de l'ordre dans sa tenue. Eusebio lui laissa le champ libre pour être à son aise, reculant d'un petit pas - il faisait de son mieux, mais avec le monde autour d'eux et sa haute stature, ce n'était pas évident. Il entreprit donc de ramener le calme autour d'eux tandis que la chienne blanche finissait d'épousseter ses vêtements.
- Tout va bien, ce n'était qu'un accident, pas de mal. Les paroles étaient courtoises, mais dans ses gestes précis, le paysan indiquait gentiment mais fermement aux curieux de reprendre leur chemin pour leur laisser de l'air. Ils n'avaient qu'à poursuivre le cabot impoli s'ils étaient en manque de sensations.
Se tournant à nouveau vers la bourgeoise, le jeune loup fut soulagé d'apprendre qu'elle ne gardait aucune séquelle de cette bousculade, et se contenta d'un simple signe de tête suite à son remerciement. C'était une réaction tout à fait normale d'aider son prochain, après tout ! Que la dame lui demandât à son tour s'il allait bien le surprit, mais il se ressaisit vite, affichant un sourire bienveillant.
- Oh, aucun problème de mon côté, je vous remercie ! Je regrette seulement de ne pouvoir apprendre les bonnes manières à ce stronzo...
A tout hasard, il regarda par-dessus les têtes et les capuches des badauds, mais ne distingua nullement la silhouette pressée, aussi reporta-t-il son attention sur la chienne, qui entamait un sujet bien plus intéressant pour lui...
- Si vous avez besoin de légumes, vous êtes bien tombée, ha ha ! Hm, la blague était douteuse, mais c'était plus fort que lui. Histoire de passer rapidement à la suite, il se rapprocha de l'étal, désignant les produits de leur ferme. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? Pour un repas froid ou un accompagnement chaud, il y a de quoi faire. Peut-être avez-vous déjà une idée de la viande que vous servirez ?