Clotaire regarde le soleil se coucher sur Paris. Immobile derrière les carreaux épais des fenêtres du presbytère, il reste méditatif face au spectacle magnifique de la Création. La fin de journée est son moment favori : chacun clôt ses affaires, retrouve son foyer, prépare son corps et son esprit au repos de la nuit. Un moment de sérénité, de calme, qui sied parfaitement au caractère placide de l'Archidiacre ; depuis deux ans qu'il occupe cette position, les gens à son service savent que c'est le moment où il ne faut pas le déranger, quitte à revenir un peu plus tard, lorsqu'il sera devant la grande table de bois ciré où il triera les documents à traiter pour le lendemain.
Sa Grâce n'aurait jamais imaginé devoir réaliser tant de paperasse avec sa fonction, mais il a beaucoup de choses à gérer. Les courriers des évêques, des diacres, des curés, voire des humbles paroissiens, qui s'ils ne méritent pas toujours une réponse, doivent au moins être lus ; les demandes de finances pour telle ou telle église, qui a besoin d'un nouveau mobilier ou de réparations ; les études de certains novices, qui lui demandent parfois plusieurs lectures pour qu'il puisse s'en faire une idée correcte ; les missives brèves et insensibles d'Anselme, lui donnant toujours de nombreuses informations et des indications dont il ne pouvait jamais dévier...
Le benjamin d'Aspremont laisse échapper un soupir, se détournant du panorama. Non, décidément, il n'aurait jamais pensé se retrouver avec tant de parchemins sur son bureau. Heureusement, il est méthodique et organisé, et avec l'aide de son secrétaire particulier, tout est toujours parfaitement en ordre et à jour sur son lieu de travail. Mais parfois, le simple fait de devoir plonger son long museau dans toutes ces lignes l'ennuie au plus haut point.
Un cas le perturbe plus que les autres ; ce lien, tu et inconnu de la plupart des gens mais pourtant là, qui le relie à la famille Montdargue... Anselme en reparle encore dans son dernier envoi, il lui faudra rencontrer sous peu ces gens de l'Inquisition pour en discuter. Clotaire n'en a pas spécialement envie, mais s'il s'écoutait, il resterait tout le temps qu'il ne consacrait pas aux offices et à la prière dans le jardin du presbytère, ou dans la bibliothèque, à compulser l'un ou l'autre de ses ouvrages favoris. Même après deux années, il se sent encore parfois étranger à ce rôle d'Archidiacre qu'il endosse tous les jours, un rôle qu'il n'a jamais désiré, et qui lui pèse souvent.
Heureusement, il peut compter sur le soutien de son ami de toujours, lorsque la mélancolie le prend comme elle menace de l'ébranler ce soir-là ; et justement, du couloir lui parvient des voix et le bruit de pattes qui s'approchent. Se déplaçant vers le centre de la pièce dans le froufrou discret de ses longues robes d'intérieur, Clotaire répond immédiatement lorsque trois coups secs sont donnés à la porte de son cabinet de travail.
- Entre, Melchior. Vous pouvez disposer, Milon.
Le domestique esquisse une révérence, avant de s’éclipser, fermant la porte derrière le personnage qui vient de faire son entrée.
- Je suis content que tu sois venu si vite. Il y a une affaire dont je voulais te parler. Tout se passe bien, dans ton évêché ?
Depuis leur rapprochement sur les bancs de l'école, et bien qu'il le considère comme un mentor tout comme un ami, le barzoï a pris l'habitude de tutoyer son confident lorsqu'ils sont seuls ; cela soulage son âme de percevoir leur proximité à travers cette interpellation plus familière, et ce soir, il a bien besoin d'un proche pour chasser ses idées noires.
Melchior sourit devant la gratitude de Clotaire, ravi que ce dernier porte tant de crédits à ses conseils avec tant d'innocence. Si l'enthousiasme du barzoï s'apaisa, ce ne fut pas le cas de l'ardeur du Beauceron, qui se mit â rire doucement devant les paroles pleines d'espoir de l'archidiacre.
-Patience, mon ami, lui dit-il. Les voies du Seigneur sont impénétrables, mais le monde qu'il prépare n'en sera que plus glorieux. J'ai foi en Lui, comme j'ai foi en la gloire à venir de notre belle cité - un jour prochain, lointain peut-être.
"Et un jour tout it aussi glorieux pour moi..." songea-t-il en écho.
Cela raviva ses ambitions comme on souffle sur des braises. Mais l'heure n'était pas aux ambitions, elle était à Clotaire, à l'archidiacre. Melchior n'était pas foncièrement bon, mais il appréciait le jeune barzoï, son protégé. Il était satisfait de le voir rassuré.
-Je suis heureux d'avoir pu t'aider. Je m'occuperais de l'organisation, comme convenu, et tu auras de mes nouvelles dans les plus brefs délais. Mais comme tu t'en doutes, je dois te laisser...Mon dos...
Il se tut, ne souhaitant pas rabâcher les oreilles de son pair avec sa propre vulnérabilité- qui était surement plus douloureuse à entendre pour lui que pour Clotaire. Le beauceron s'étira puis vint s'incliner devant l'archidiacre avec amusement, et le taquinant comme il le faisait depuis les bancs de l'institut où ils s'étaient rencontré il déclara :
-Votre Grâce, je vais donc me retirer. Avec votre permission.
Il sourit, de cette nonchalance qui le protégeait si bien, puis en se relevant, il s'en alla.
L'Ascension se promettait forte intéressante.
Les compliments de Melchior vont droit au cœur du barzoï, qui se sent à la fois un peu gêné de faire preuve d'autant d'enthousiasme, mais sincèrement heureux de l'approbation de son mentor. Il écoute avec attention les détails de l'organisation, hochant la tête avec sa mine de grand enfant concentré. Quel soulagement d'entendre des mots tels que "n'aie crainte" ou "je peux m'en charger" ! Immédiatement, Clotaire se sent encore plus favorable à cette idée de grande réunion ; si son rôle consiste principalement à parler, fort bien, il en est capable. Pour le reste, il fera de son mieux...
- L'Ascension est un très bon choix, tu as tout à fait raison. Gêné du compliment, mais aussi un peu flatté - et gêné de ressentir de la flatterie - Clotaire esquisse un geste vague de la patte. Je t'en prie, tu ferais ça tout aussi bien que moi.
Tu ferais même un meilleur Archidiacre, quoi qu'un peu dangereux peut-être, ne peut-il s'empêcher de poursuivre dans sa tête, bien que rien à l'extérieur ne laisse paraître son trouble. Évidemment, il voit le beauceron comme un mentor et son plus proche ami, mais parfois, dans son regard ou ses paroles, il ne peut s'empêcher de le trouver aussi effrayant d'ambition que son frère. Mais comme lui a bien besoin de cette énergie dévorante, et que l'évêque prend grand soin de ses intérêts, il ne va pas chercher plus loin la petite bête. Face à face, les deux hauts membres du clergé se regardent, satisfaits des débouchés de cette petite réunion.
- Je me sens bien plus en confiance que tout à l'heure... Je me sens même prêt à aborder cette confrontation avec les Montdargue en toute sérénité ! Enfin, peut-être pas jusque là, mais tu m'as, une fois de plus, beaucoup aidé.
L'étincelle redevient une braise légère dans l’œil de l'Archidiacre, qui réintègre son siège en soupirant. Seul un fin sourire flotte encore sur ses babines, preuve de son débordement précédent.
- J'espère que cette fête sera une vraie réussite et que tout le monde en sera content ! Il a beau nager dans les eaux troubles du pouvoir et de toutes ses magouilles, Clotaire reste un brin utopiste et rêveur parfois. J'aimerais tant que Paris retrouve un peu de joie et de paix... Sans tous ces bohémiens qui perturbent l'ordre public. D'un vif mouvement de patte, Sa Grâce écarte le sujet. Bien, assez parlé de ceci, je ne voudrais guère t'ennuyer trop longtemps avec cette affaire, d'autant que nous aurons tous deux largement de quoi s'occuper à ce propos dans les jours à venir. Y a-t-il autre chose que tu souhaites aborder avant la conclusion de notre entretien ?
Clotaire regarde son confident, léger et tout ouïe ; non pas qu'il veuille le chasser, il apprécie toujours discuter avec Melchior, mais ne voudrait pas que celui-ci se trouve mal par rapport à son dos...
Bien que Melchior ne soit pas complètement honnête avec Clotaire, il ne put s'empêcher de sourire doucement devant l'enthousiasme de ce dernier, qui semblait soudain revigoré. Il l'observa, après s'être tourné, déambuler dans la pièce en débitant rapidement ses paroles, sans vraiment laisser le temps à Melchior de répondre - ce qui refroidit légèrement son plaisir. Néanmoins, sur sa dernière phrase, devant le regard chargé d'espoir et d'interrogations à son encontre, le Beauceron ne put empêcher une vague de fierté de le frapper, ou bien de réprimer un petit regard amusé.
-Eh bien eh bien ! Que d'enthousiasme et de hâte ! Cela ne te ressemble pas, Clotaire, mais cela me réchauffe le cœur ! Avec une telle volonté, tu n'as rien à craindre des Montdargue ou même de ton frère.
Ce n'était ni une flatterie ni une plaisanterie, malgré le ton amusé et badin de Melchior : pour une fois, il était sincère.
Reprenant une attitude sérieuse, Melchior réfléchit aux questions de son protégé, réprimant sa joie de se trouver en position de force.
-Quelle date...Hum, l'Ascension me semble appropriée : quoi de mieux que la fête en l'honneur de la venue du Saint-Esprit pour commémorer le lien du canisthisme avec le peuple ? Le délai est court, mais le plus long sera surtout de faire circuler la rumeur de cette grande assemblée. Pour le reste, n'aie crainte, je peux m'en charger. Tout ce que tu auras à faire sera de te charger d'écrire ton discours, et tu n'as pas d'égal pour cela. Avec ta permission, bien sûr.
Il lui sourit, enthousiasmé malgré lui, mais pour des raisons différentes de celles du barzoï.
-A nous deux, mon cher Clotaire, je pense que nous pouvons organiser une fête dont tous se rappelleront, où se mêleront spiritualité, foi, mais aussi partage et retrouvailles ! ajouta-t-il en se redressant face à Clotaire, comme deux faces d'une même pièce.
Le noble barzoï hoche lentement la tête aux paroles de son mentor ; horrible situation, voilà qui est plutôt fidèle à ce qu'il ressent dans ce panier de crabes, mais il est heureux et soulagé de constater qu'une fois de plus, Melchior sait et comprend son mal. Au moins n'est-il pas seul dans cette galère... Bien moins seul que ce qu'Anselme voudrait croire, en tout cas. Clotaire est reconnaissant à l'évêque de le soutenir dans sa tristesse, et pose un instant sa patte sur celle de son ami, retrouvant son pâle sourire. Une petite étincelle de vie vient même se nicher dans ses yeux noisettes lorsqu'il relève la tête vers le typé Beauce, celui-ci ayant évoqué une solution à ses problèmes. Tout ouïe, Sa Grâce ne décroche pas son placide regard de son conseiller, livrée à sa sagesse pour retrouver la sérénité.
Tortillant ses pattes au-dessus de ses genoux, légèrement courbé, l'Archidiacre réfléchit à cette option qui se présente à lui ; exploiter sa popularité... Gagner l'approbation du peuple, mais pas que... des autres familles, également ? Le barzoï jette un coup d’œil timide à la silhouette de Melchior, qu'il ne voit que de dos. Il est impressionné par le sang-froid et la maîtrise de l'évêque, qui pourrait aspirer à bien plus que sa position actuelle avec un tel savoir ; si cette idée le terrifie un instant, il se ressaisit vite. Ils travaillent ensemble, il n'a pas à s'inquiéter, son ami veille sur lui. La preuve, il vient de lui concocter un plan très certainement brillant, et montre sa foi dans les capacités du barzoï pour s'en sortir. Assez peu assuré, celui-ci reste assez interrogatif, malgré le sourire du beauceron.
- Une grande messe, ou un grand discours... Un événement public d'envergure, donc. Tu penses que cela pourrait fonctionner ?
Les derniers mots de son mentor lui redonnent un peu espoir, et il se redresse dans son fauteuil de velours, plongé en pleine réflexion. Capturant son fin menton dans sa patte, ses yeux scrutent le vide mais restent en mouvement, comme s'il cherchait à analyser toutes les fioritures brodées sur le tapis qui recouvre le parquet ; c'est le regard d'une intense réflexion.
- Il faudrait trouver un bon prétexte... Nous ne manquons pas de fêtes canisthiques à célébrer... Peut-être à l'occasion de l'Ascension, ou de la Pentecôte ? Ce serait l'occasion de célébrer tous ensemble l'avènement de notre Créateur, et de partager un moment de spiritualité et de joie...
Contrairement à ce qu'il croit, Clotaire a une certaine part de lui qui serait totalement apte à être Archidiacre ; c'est vrai qu'il apprécie les discours théologiques, mais il aime également transmettre la foi au peuple, et en cela il serait un bon dirigeant. Mais hanté par ses doutes, rares sont les occasions où il laisse cette facette de sa personnalité prendre le contrôle. Pour une fois, elle semble pourtant s'exprimer, et même l'enthousiasmer face à cette idée. Un sourire plus affermi sur les babines, le barzoï relève son long museau vers son confident.
- Melchior, c'est une idée formidable ! Une invitation générale, l'occasion de rencontrer le peuple, mais également les familles sur une patte d'égalité, et de montrer que l’Église reste proche de tout un chacun ! Oui, c'est une très bonne solution !
Emballé par cette perspective - il en vient même à oublier son rôle d'Archidiacre, qui le placera par conséquent au centre de l'attention - le noble chien va jusqu'à se lever et arpente la pièce en réfléchissant à tout ce qu'il faudra mettre en place, allant et venant dans de grands mouvements d'étoffes.
- Il faut faire une annonce publique ! Trouver Bon-Coffre ! Et fixer une date ! Laquelle serait la mieux, tu penses ?
Stoppé dans son mouvement, Clotaire fixe son mentor, interrogatif. Il se sent incapable de déterminer un délai correct pour cette mise en place, aussi s'en réfère-t-il une fois de plus au beauceron, qui après tout, est bien plus à l'aise dans ce domaine.
Melchior avait écouté Clotaire, de plus en plus consterné et furieux à mesure qu'il parlait. Consterné devant ces nouvelles, furieux de ne l'apprendre que maintenant. Cela nuisait grandement à ses plans, et il n'aimait guère cette complicité souhaitée par Anselme entre l'Archidiacre et les Montdargues. Il craignait, en réalité, que cela donne plus de pouvoir à ces derniers qu'u noble Clotaire, et cette simple pensée lui noua la gorge et l'estomac. Il secoua la tête, dissimulant sa frustration à défaut de dissimuler sa consternation.
-Quelles affreuses nouvelles...souffla-t-il en toute sincérité. Encore une fois, ton frère tire des ficelles dans l'obscurité dont nous n’apercevons que de fins éclats. Quelle horrible situation cela doit être pour toi, Clotaire, qui exècre les complots autant que les mondanités de notre société...
Ignorant son dos douloureux, Melchior se releva dans un froissement de tissus, puis vint se porter aux côtés du barzoï, avant de poser une patte réconfortante sur son épaule.
-Je n'apprécie guère de te voir prisonnier de deux feux aussi brûlants l'un que l'autre, tu te doutes bien. Imaginer le désastre que serait notre Eglise si le pouvoir des Montdargue - et de ton frère ! - s'enhardissait en son sein me brise le coeur ! Mais, mon jeune ami, n'aie crainte...Car j'ai peut-être une solution.
A mesure qu'il parlait, il retrouvait une expression nonchalante, comme si tout allait bien, comme s'il maîtrisait la situation. En réalité, son esprit brûlait de plans, de choix et de solutions diverses, tandis qu'il continuait posément, son ton se réduisant à un murmure prudent :
-L'Inquisition grandit peut-être en influence, mais elle ne grandit pas en popularité - or, cette dernière est aussi importante que méprisée par les Montdargue. Toi, Clotaire, est encore à l'abri des affres d'une mauvaise réputation. Je pense que tu devrais l'exploiter.
Il se recula légèrement et s'approcha de la fenêtre, réfléchissant tout en parlant, et reliant les fils de sa pensée les uns avec les autres, jusqu'à construire une toile de stabilité dans laquelle il visualisait les graines de son ambition et de la sécurité de son ami - ce qui signifiait également de la sienne.
-Que dirais-tu d'organiser une grande messe - ou même un grand discours en place publique ! - où tous les Parisiens, va-nu-pieds comme aristocrates, seraient conviés ? Ce serait l'occasion de renouer la religion avec le peuple, et de lui prouver que ton influence et ta bienveillance ne s'étendent pas qu'aux autodafés et autres terreurs imposés par l'Inquisition. Par ton bien-parler en lequel j'ai toute foi, tu gagnerais en réputation, tout en t'élevant face aux abysses d'une famille corrompue, qui n'aurait d'autres choix que de te soutenir, ou bien de perdre tout soutien du peuple et du clergé, ce qui serait catastrophique pour elle dans un futur proche.
Avec un sourire, il acheva :
-Et ainsi, si cela fonctionne, tes "liens pérennes" avec les Montdargues ne te rendraient pas esclaves de ces derniers en cas de crise, puisque tu bénéficierais d'un soutien extérieur, voire même de celui de certaines familles, heureuses de voir la situation actuelle entre religion, peuple et richesse capables de s'apaiser sous l'influence d'un homme de foi, mais aussi d'honneur : toi.
Melchior reprit sa respiration, s'étant exprimé d'une traite. Il se savait bon tacticien, et il se doutait de la foi qu'accordait Clotaire à son avis. Mais ce qui le rassurait par dessus tout était simple :
-...Et soyons sincères : tu n'as rien à perdre dans cette situation.
Mais lui et Melchior avaient tout à gagner.
Son doux regard se perdant progressivement dans le vague, Clotaire écoute l'opinion de son mentor sur la famille Montdargue, un fin sourire sur ses babines. Son menton est maintenant appuyé sur le dos de sa patte, lui donnant un air méditatif et un peu absent. Pourtant, toute son attention est dirigée sur le ton sec et rapide de son interlocuteur, dont il apprécie grandement le discours direct et sans ambages. Comme il est agréable d'entendre à voix haute des pensées auxquelles on adhère, sans pouvoir les exprimer autrement que dans le plus grand secret de son âme... Si seulement il pouvait faire de Melchior son porte-parole officiel, et ainsi ne pas avoir à côtoyer tout ce beau monde parisien !
Sa Grâce écoute en silence, immobile, fixant un point indéfini dans ce vaste bureau qui se fait le décor de leur discussion privée. La verve de son ami contre la famille Montdargue conforte tout à fait l'avis défavorable que l'Archidiacre avait déjà sur eux, mais la haine clairement énoncée contre le peuple bohémien refroidit le pâle sourire sur son visage lunaire. Bien qu'il soit tenté de partager cette idée également, il ne peut s'empêcher de penser qu'il y a beaucoup d'injustice dans la capitale de Reign, et que lui n'a jamais demandé à trancher dans ce nœud de serpents. Si seulement le Créateur pouvait se manifester un peu plus clairement de temps en temps...
Tout à ses réflexions, Clotaire perçoit cependant le regard fixe de Melchior sur lui, et après quelques instants de silence, tourne lentement la tête vers son confident, se redressant au passage. Il hausse légèrement les épaules et écarte les pattes en secouant la tête, retrouvant un sourire las.
- Je ne dissimule rien. Je souhaitais seulement recueillir tes propos avant de t'en parler.
Et c'est la pure vérité ; bien qu'il place une confiance infinie en son vis-à-vis, le barzoï cherchait seulement à se rassurer en vérifiant que tous deux partagent les mêmes sentiments à propos de la noble famille en charge de l'Inquisition. Se penchant à son tour pour adopter un ton plus bas, l'Archidiacre plante son regard dans celui de l'évêque.
- Malheureusement, tu as bon sur tous ces points. Clotaire pousse un discret soupir avant de reprendre, s'installant mieux dans son fauteuil - chose malaisée avec tant de tissu sur soi. Anselme souhaite que nous établissions des liens pérennes avec les Montdargue, justement pour bénéficier de leur influence, mais sûrement aussi de la force de l'Inquisition. Je n'ose te révéler le montant des sommes qu'il a versées pour participer à leur équipement... Je me demande de quoi sont constitués ses repas à l'heure actuelle.
Face à cette pensée assez peu canisthique, Sa Grâce se signe et se rencogne contre son dossier, levant une fine patte pour se masser la tempe. Ses babines restent scellées un petit moment, mais il finit par les entrouvrir, couvant du regard son mentor, les yeux mi-clos.
- En réalité, les fondations de ces liens ont déjà été jetées... et ces derniers ont contribué à bâtir mon ascension jusqu'ici. Je suppose qu'à présent, nous devons leur rendre certaines faveurs...
Avec un petit rire ironique, le barzoï secoue la tête, soupirant une fois de plus. Il lisse ses robes presque distraitement, et par ce geste ressemble presque à un enfant, mais un enfant bien triste.
- Je t'ai demandé ton avis, mais en réalité je crains de n'avoir aucune échappatoire à cette situation délicate. Je suis seulement contrarié que cela positionne l’Église au service de l'Inquisition, alors que l'inverse devrait être de rigueur.
Melchior avait observé Clotaire s'asseoir face à lui et lui répondre posément, comme à son habitude. Il semblait songeur, mais il avait souvent cette attitude méditatrice, et l'évêque y était habitué. Néanmoins, son ton sérieux tandis qu'il parlait de l'Inquisition et des de Montdargue l'inquiétait autant qu'elle le frustrait : il avait l'impression de manquer l'une des pièces du puzzle, mais il ignorait à quel jeu les d'Aspremonts jouaient. Melchior n'aimait pas sentir quelque chose lui échapper de la sorte, c'est pourquoi son ton se fit plus grave quand il répondit, après quelques secondes de réflexion :
-Les Montdargue ? J'ai évidemment entendu parler d'eux, et j'ai pu apercevoir quelques uns de ces apostats lors d'une rare soirée mondaine, ou lors de leurs autodafés, mais je n'ai guère eu l'occasion ou la nécessité de leur adresser la parole, préférant reléguer ce plaisir à mes diacres et autres servants.
Il eut un léger sourire, mi-figue mi-raisin.
-Quant à mon ressenti sur eux...Eh bien, si je n'ai guère eu manière de les juger en tant que personnes, je peux déjà exprimer mon déplaisir quant à leur irrégularité vis à vis de la religion et du Tout-puissant, ou bien leur irrespect pour nos pairs. Ils prônent les flammes et les sanctions, mais je ne vois nulle autre motivation dans leur action que leur ego personnel. Cela dit, je ne peux nier leur efficacité, et tu n'ignores pas mon mépris des Bohémiens. Voir ces derniers diminuer dans nos rues me soulage dans un grand poids, et en cela je suis reconnaissant envers cette famille de damnés.
Devant la froideur et le manque d'empathie que laissaient transparaître ses mots, Melchior se rattrapa bien vite, ne souhaitant pas paraître cruel aux yeux de son "protégé".
-N'y vois cependant nulle approbation de ma part, ajouta-t-il rapidement. Je ne puis tolérer les torts que de telles actions causent à mon évêché, ou l'impiété dont cette famille fait preuve. Mais toi, mieux que quiconque, sait que le tableau final soumis au regard divin n'est jamais tout blanc ou tout noir.
Le typé de Beauce plissa les yeux, observant quelques instants son vieil ami avec une certaine circonspection qu'il ne cherchait pas à dissimuler, puis un pli contrarié vint tordre sa gueule. Il sentait davantage la tension du barzoï, et quelques pensées lui venaient en tête qu'il n'appréciait pas, autant pour ce qu'elles signifiaient que pour ce qu'elles risquaient d'amener.
Pour Clotaire bien sûr, mais surtout pour lui, indirectement.
-Voilà ma humble opinion. Tu connais mon honnêteté à ton égard, Clotaire, et il n'est nul besoin de quérir celle-ci lorsque tu t'adresses à moi. En revanche, je sens que tu dissimules quelques pensées.
Il retrouva un sourire apaisant, ayant prononcé ces mots avec un aplomb total malgré les non-dits qu'il taisait. Rapprochant sa chaise du bureau, il poursuivit doucement, baissant le ton et retrouvant celui de la complicité, mais également du mentorat :
-L'influence de cette famille, Clotaire, dépasse celle de la tienne, pour le moment du moins. Cela a-t-il un rapport avec cette fameuse lettre qui sertit ton bureau ? Avec un soupir, il ajouta : Dieu tout-puissant, j'ose espérer que ton frère ne te lance pas encore dans quelques plans...Indélicats ?
L'entrée tonitruante de l'évêque met déjà du baume au cœur de Sa Grâce, qui plisse l’extrémité de ses commissures dans un sourire placide, aussi fragile que fugace. Dans une docile inclinaison de son cou rigide, il salue également son ami, perpétuant leur petit code personnel qui se joue de toutes les convenances guindées de la hiérarchie canisthique. Contournant le typé Beauce vers son bureau, Clotaire lui lance un regard amusé sous ses paupières tombantes.
- Eh bien, un peu des deux ; je dicte et il écrit.
Quoi que parfois, il préfère écrire lui-même et se contenter de faire porter à Milon son message, lorsqu'il estime que le contenu est un peu trop précieux pour le regard parfois curieux du secrétaire. Comment pourrait-on lui en vouloir ? Ce n'est pas donné à tout le monde d'être si proche du pouvoir, et celui-ci monte facilement à la tête des esprits les plus faibles. Ce n'est heureusement pas trop le cas de son assistant, sans quoi L'Archidiacre s'en serait séparé sans regrets. D'un geste vague de la patte, tout en s'asseyant en face de son ami, Sa Grâce fait fi de ses excuses ; elle sait depuis bien longtemps quels maux sont ceux du quotidien de Melchior.
- Je suis content d'apprendre que malgré les interventions malheureuses - et de plus en plus hasardeuses - de l'Inquisition, tu n'aies à te plaindre de ton évêché. C'est une bonne chose.
Clotaire laisse échapper un soupir las, frottant sa tempe du bout de sa patte, le dos bien droit dans son siège de velours rouge et les yeux fermés. Il est heureux de pouvoir compter sur la disponibilité de son ami à tous moments, notamment dans les soirées comme celle-ci où son esprit se trouve embrumé. Le poids de son occupation le paralyse parfois d'angoisse, et il se trouve incapable de la moindre décision sans avoir consulté l'évêque ; il persiste à croire dur comme fer qu'il est bien trop jeune pour se trouver à la tête de l’Église et qu'il n'est même pas digne de ce rôle, mais n'en montre jamais rien. S'il veut conserver un tant soit peu de valeur aux yeux de sa famille, il se doit d'être plus fort que tout ceci.
- En réalité, ce dont j'ai à te parler concerne tout autant l'Inquisition que ma famille. Le barzoï reste un instant immobile, puis rouvre les yeux, posant son doux regard sur Melchior en se réinstallant convenablement sur l'assise de son fauteuil. Ou plutôt, cela concerne la noble famille de Paris tant investie dans les affaires de l'Inquisition. As-tu déjà eu l'occasion de côtoyer ou rencontrer un Montdargue ?
Sa Grâce penche légèrement la tête sur le côté, soucieuse de la réponse de son confident. Elle a elle-même un certain avis sur ces gens, qui n'est pas tout à fait arrêté puisqu'il ne leur a pas encore fait face de manière privée, il est donc susceptible de changer ; mais Clotaire n'y croit pas trop. Plusieurs éléments font des Montdargue des gens peu fiables et dangereux, et il souhaite entendre tout ce que Melchior a à en dire avant de l'entretenir de cette fameuse affaire qui le contrarie tant.
- Je m'intéresse autant à eux qu'à leur manière de conduire les arrestations des hérétiques, aussi te serais-je gré de ne rien me cacher de tes pensées sur le sujet.
Melchior marchait d'un pas rapide dans le couloir du presbytère, maudissant en marmonnant son dos qui faisait une nouvelle fois des siennes. Il allait falloir qu'il retourne voir l'herboriste, tant les douleurs se faisaient fréquentes, et cela l'agaçait prodigieusement. Entre ses heures de prêche et les nombreuses dénonciations d'hérésie qu'il recevait de ses diacres, l'évêque n'avait que peu de temps à accorder à une chose aussi futile que son dos, d'autant plus s'il était convoqué par l'Archidiacre. Enfin, "convoquer" était un bien grand mot, mais il était hors de question que Melchior ne manque l'appel de son ami. Trop de choses importantes étaient en jeu - en plus de la santé du barzoï en question.
Des bruits de pas bruyants retentirent sur la pierre derrière le canidé qui ne daigna pas tourner la tête, jusqu'à ce qu'un "Monseigneur !" essoufflé lui parvienne. Melchior eut un rictus agacé mais retrouva bien vite une expression plus nonchalante tandis qu'il se tournait vers son interlocuteur, un jeune diacre dont il ignorait le nom.
-Navré, mon fils...lui dit-il calmement mais fermement, un mince sourire aux babines. Mais je n'ai guère de temps à vous accorder.
Il se doutait de ce que l'autre avait à lui dire. Cela commençait probablement par "hé" et finissait par "résie".
"Monseigneur, pardonnez moi, mais c'est à propos d'une hérésie signalée à..."
Eurêka.
"Silence, maraud !" l'interrompit Melchior d'un ton offusqué, perdant vivement son sourire. "Un tel raffut pour une si petite affaire ? Vous troublez le calme du presbytère - et de sa Grâce par la même occasion. Je n'ai point de temps à accorder à une telle hardiesse."
Le diacre parut penaud, et se recroquevilla à l'autre bout du couloir.
-Je...
-Et avez-vous seulement des preuves de cette fameuse hérésie que vous venez me signaler ? Où est-ce encore une rumeur qui contribue à discréditer notre Sainte Eglise et ses bien fondements ? continua à asséner Melchior, son ton sec contrastant avec sa fausse attitude décontractée.
Devant le silence embarrassé de l'autre, qui conservait la queue entre les pattes, Melchior dissimula un soupir.
-C'est bien ce que je pensais, n'en jetez plus.
Sur ces mots qui dissimulaient mal son mépris, il reprit sa route, tournant sur un couloir plus luxueux, laissant derrière lui le diacre décontenancé. Hors de vue, l'évêque lâcha quelques paroles incisives à l'attention de tous les bougres prenant un plaisir à discréditer son travail avec de fausses accusations. Brûler des Bohémiens était une chose, mais condamner au bûcher de pauvres âmes sous de faux prétextes en était une autre, et tous les prétextes étaient désormais les bons pour l'Inquisition.
Cela commençait à doucement agacer l'ambitieux évêque, qui détestait voir l'influence de l'Eglise - et donc son influence - diminuer de la sorte.
Secouant la tête en refrénant son air mécontent, Melchior frappa quelques coups secs à la porte de l'archidiacre, puis observa d'un œil appréciateur le bois finement ciselé de cette dernière, avant d'entendre une voix l'inviter à entrer. Il pénétra le bureau, n'accordant pas un regard au secrétaire qui sortit du même coup. Toute son attention était dirigée sur Clotaire, qui le regardait avec son habituelle mine morose. Melchior le connaissait pourtant suffisamment pour apercevoir quelques lueurs illuminer son regard à son entrée, ainsi que pour reconnaître les traces d'une anxiété dissimulée. Il lui sourit avec une certaine chaleur, écartant sa frustration précédente.
-Clotaire ! s'exclama-t-il en parvenant à sa hauteur, lui accordant une brève révérence plus par accoutumée que par réelle formalité. J'ai fait aussi vite que j'ai pu, tu sais très bien que tes missives ont pour effet d'attiser ma curiosité. J'ignore qui de ton secrétaire ou toi possède cette plume emballante, mais elle a le don de me tirer de mes occupations sans autres formes de procès !
Il avait annoncé ces derniers mots avec amusement, tandis qu'il se permettait de s'asseoir sur un des fauteuils du bureau - bien trop sobre à son goût mais accordé à celui de l'archidiacre.
-Puisses-tu me pardonner, mais mon dos me joue encore une fois quelques tours, et je ne puis rester debout trop longtemps." Il poussa un soupir de soulagement une fois assis. "Enfin qu'importe ! Que disais-je...Ah oui ! Mon évêché ! Fort bien, il se porte fort bien. Je souffre néanmoins des déboires de l'Inquisition, qui n'a de cesse de condamner à tort des prétendus hérétiques, ce qui attise le mécontentement des foules. A l'instant même, un pauvre diable est venu m'apostropher pour de fausses accusations, au sein même du presbytère ! Mais je ne vais pas t'ennuyer davantage avec des discours que tu connais déjà très bien."
Ces élucubrations n'étaient pas dénuées de sens, et l'évêque entendait bien faire comprendre son agacement de la situation sous un ton faussement badin. Bien sûr, il était grandement responsable de la situation, encourageant ses diacres aux dénoncements, mais cela, Clotaire n'avait pas à le savoir.
Melchior jeta un bref regard aux documents sur le bureau de l'archidiacre, et remarqua le sceau de la famille d'Aspremont. Il ne lui fallut pas davantage de temps pour effectuer les quelques corrélations qu'il y avait à faire, et son sourire se mua en une moue consternée.
-Dame ! lâcha-t-il alors. Je crois deviner de quelles affaires tu souhaites t'entretenir. Assez parler de moi, je suis toute ouïe.