Dix-sept heures et trente sept minutes. Léopoldine s'octroyait une courte pause avant de retourner à ses moutons, au sens littéral du terme.
La vie d'éleveuse était relativement prenante, mais grandissant depuis sa naissance même au sein de l'exploitation, elle n'avait connu que ça et se trouvait relativement confortable dans sa petite vie de fermière. Bien, ô bien bien bas de l'échelle sociale à proximité de cette fabuleuse ville que l'on nommait Paris.
Mais quelle importance? Léopoldine écumait les rues de la capitales trois jours par semaine, beuglant à la promotion à qui voudrait bien acheter trois de ses fromages de brebis ou six kilo de sa laine tondue et filée la veille par sa dite mémé. Les regards se posaient sur elle, parfois étonnés parfois hautains, elle s'en moquait éperdument.
Elle n'avait rien contre les bourgeois, mais à leur grand désaroi, elle les considérait comme ses égaux, s'installant au même rang qu'eux.
On va tous crever seuls hein, argumentait-elle avec son accent patois pour justifier ses dires.
Les gens étaient bien peu convaincus, mais bon. Viendrait un jour où ils comprendraient sans doute: celui où ils auraient dans leur assiette son bon filet d'agneau et son fromage crémeux.
Sans les paysants, ils crèveraient tous de faim! aimait-elle affirmer haut et fort pour se donner de l'importance.
Et aujourd'hui encore, ça n'avait pas raté.
Trop peu éloquante, Léopoldine avait baratiné - c'était le mot - ses propos devant un couple de bourgeois à priori de bien mauvais poils, et qui avaient décidé de remonter leur égo en jugeant le bas peuple qui vendait au marché.
Sa petite soeur avait sans doute prit la bonne décision en la congédiant pour la journée. La renarde était donc retournée chez elle, s'occupant de son bétail qui pâturait tranquillement avec ses agneaux dans les champs.
Il n'y avait pas grand chose à faire en ces beaux jours, mais les agneaux orphelins demandaient énormément de travail. De jour comme de nuit, c'était effroyablement exténuant. Mais incroyablement satisfaisant lorsqu'un petit survivant plus d'une semaine, et, finalement, devenait adulte.
L'un d'entre eux venait de célébrer sa deuxième semaine, et ça avait suffit à Léopoldine pour la remettre de bonne humeur. Trop joyeuse à dix-sept heures et onze minutes de le voir en pleine forme sautiller dans la paille de la bergerie, elle était déjà présente à dix-sept heures trente, tout sourire, à la taverne du coin.
- Une bonne pinte de bière m'sieur! avait-elle clamé en poussant les portes.
Une telle réussite, même s'il s'agissait d'un seul agneau sur une bonne vingtaine d'orphelins, ça se célébrait. Et puis, elle pouvait bien prendre une pause. Sa soeur rentrerait bientôt du marché et son petit frère controlait l'état des clotures. Tout était sous controle, pas besoin de s'inquiéter.
En parcourant la taverne, ses yeux se posèrent sur un autre renard. Ni une, ni deux, trop peu timide, elle s'installa à côté de lui.
- Eh bin, ça fait quoi un renard ici dans les pov' faubourgs? questionna-t-elle. J'te sers un truc à boire mon vieux? On a 'cor un tiot agneau d'sauvé faut fêter ça. J'te paie la tournée.
Quartier libre. Lorenzaccio en avait bien besoin d'ailleurs. Depuis sa rencontre avec Beata dans les rues de Paris, il ne pouvait s'empêcher de penser à leur future rencontre. Il préparait son discours depuis des jours, voulant la convaincre à tout pris de sa bonne fois. Jamais il n'aurait tué un Duc s'il n'avait pas eu une bonne raison. Encore moins si le duc n'était personne d'autre que son propre cousin... Mais ce dernier était allé trop loin... Et même si Lorenzaccio l'avait suivi longtemps dans ces conneries... il avait commis un acte qui l'avait récolté mais qui en plus, lui avait ouvert les yeux sur ce qu'il était devenu. La nuit du meurtre, non seulement il avait assassiné un tyran mais en plus, il s'était dévêtu de son habit de débauché.
Errant dans les rues de Paris, le Renard ne savait pas trop où il allait et encore moins où il voulait aller. Il était certain de ne pas vouloir retourner à la caserne pour tourner en rond dans les dortoirs et il était certain qu'il ne voulait pas rester traîner dans Paris. Il ne lui restait plus qu'à se diriger vers la campagne. Marchant d'un pas lent, ses pensées vagabondaient... il pensait à sa mère qu'il avait abandonné en Italie. Il se demandait bien ce qu'elle pouvait devenir... Il n'avait jamais osé lui écrire de peur de se faire attraper. Il fallait qu'ils le croient mort. Oui, il fallait qu'il soit mort aux yeux de la ville de Florence.
Lorenzo était maintenant dans les faubourgs. Ce n'était pas un lieu qu'il fréquentait beaucoup. Ici la pauvreté régnait. Mais il s'en fichait. Sa vie de noble était maintenant bien loin derrière lui. D'ailleurs, il avait appris que les petites gens étaient bien plus gentilles que celles des hautes castes. Beaucoup plus humbles, courtoises, franches et vraies.
Le jeune renard se laissa tenter par une taverne et poussa la porte qui grinça dans un son misérable. A l'intérieur, quelques personnes lui jetèrent des coups d'oeils mauvais. Les inconnus n'avaient pas l'air les bienvenus dans le coin. Mais il ne leur en voulait pas. Ils avaient raison de se méfier. Après tout... la rumeur court qu'une chimère habiterait la forêt d'à côté...
Le rouquin se dirigea droit vers le bar mais avant même qu'il ait pu commander, une renarde sortit de nulle part, s'imposant avec droiture. Elle commanda une bière sans flancher et s'installa auprès de lui. Le Renard était surpris. Et il le fut encore plus lorsqu'elle lui offrit un verre pour fêter la survie d'un agneau. Il avait ses grands yeux verts écarquillés par la stupeur. Mais le barman attendait. Il fallait commander maintenant.
- Heu... la même chose s'il vous plaît...
Puis il regarda attentivement son interlocutrice. Elle venait des champs ça il en était sûr, elle en avait l'accent et la dégaine mais ça ne le gênait point.
- Bonjour... et bien je ... me promenais. J'en avais un peu marre de la ville.
Puis il fronça les sourcils, mal à l'aise. Mais il se reprit bien vite. C'était un garde maintenant !
- Je me nomme Lorenzaccio, enchantée jeune éleveuse d'agneaux ! Ravi de savoir que ton petit a survécu ! Pour ma part on va fêter le fait que je n'ai arrêté personne aujourd'hui ! Quelle merveilleuse journée n'est ce pas ?
Il lui fit un sourire. Le pauvre racontait n'importe quoi, elle l'avait complètement déstabilisée...