- Nous arrivons dans les faubourgs, madame.
Yolande sourit poliment à son jeune employé - un garde du corps, novice et trop zélé, qui croyait bon de devoir la tenir au courant de chaque pas qu'ils faisaient. Mais il apprendrait bien vite, et la dame laissait le soin à ses supérieurs de le réprimander plus tard. En attendant, son travail n'était pas si insatisfaisant que cela : personne, ni dans la cité ni à présent dans les faubourgs, n'avait osé s'approcher du petit convoi.
Pourtant, c'était l'effervescence au-delà des murs de Paris : la visite d'un grand bourgeois aux champs était rarissime, surtout pour un de Longroy. Les plus pauvres n'ignoraient pas que c'était là l'occasion pour les bonnes gens de se faire bien voir, et de leur abandonner de larges poignées de piécettes au passage.
Mais malgré la rareté d'une telle excursion, Yolande n'était nullement révulsée par la basse classe : les paysans avaient souvent bon cœur et, comme le disait sa famille, la beauté n'est pas relative, c'est une fleur qui s'entretient. Il en allait de même pour le savoir, et elle était consciente que les pauvres hères qui travaillaient dur à nourrir tout Paris possédaient des connaissances dont elle ne savait rien. Jamais elle ne les sous-estimerait. Quel dommage qu'ils se laissent si aisément manipuler par le Clergé...
Cheminant dans la campagne, elle laissa son regard se poser sur la ferme des plus simplistes qui avait l'honneur de la recevoir aujourd'hui. Elle n'ignorait pas que la famille qui s'en occupait était vassale aux Pastore, et c'était avec l'accord de ces derniers que Yolande avait organisé cette rencontre. Quel malheur que les Pastore n'utilisent pas leur fortune à l'éducation de ces pauvres gens ! Mais bon, que pouvait-elle y faire ? Pour l'instant, elle ne devait s'occuper que de la raison de sa venue : s'intéresser à la vie des fermiers, inspecter leurs produits et leur commander de quoi garnir le large banquet bourgeois qu'elle prévoyait depuis plusieurs semaines déjà. D'habitude, elle ne s'occupait pas elle-même de ce genre de corvée, mais il commençait à se dire dans la ville que les grandes familles ignoraient trop les petites gens... Il fallait couper court à ces rumeurs.
Dame Yolande, ses quatre hommes de patte et les quelques étudiants intéressés par l'agriculture qui avaient voulu l'accompagner arrivèrent ainsi devant la ferme. Son arrivée ayant été annoncée, elle attendit patiemment d'être accueillie, louchant avec angoisse sur un essaim de mouches qui bourdonnait au-dessus d'une bonne vieille bouse.
Fin du Rp; Après moult petits mets goûtés et moult compliments, ainsi qu'une conversation bien menée, la commande est passée. Yolande repart de son excursion avec sa petite compagnie, et tous sont ravis de leur classe verte - pour une fois, la boue des Gianotti a atteint la noblesse, et en bien. Le banquet suivra plus tard - un véritable succès ! - et garantira les bonnes relations entre les de Longroy et les serfs des Pastore. Des relations qui, évidemment, déteindront sur celles entretenues avec les Pastore eux-mêmes; et voici que les familles semblent se rapprocher malgré leurs différends sur le Créateur.
Tandis que sa noble visiteuse inspectait, goûtait puis faisait signe à ses gardes, Eusebio était sur des charbons ardents, bien qu'il n'en montrât rien. Seuls ceux qui le connaissaient de près auraient pu s'étonner de sa raideur, concentré qu'il était à se tenir convenablement, et tendu en attendant le verdict. Lorsque Yolande de Longroy se tourna vers lui, le jeune loup retint inconsciemment son souffle, lui offrant pourtant son plus beau sourire.
- Vous pouvez féliciter votre mère de ma part : ce qu'elle a préparé est tout simplement exquis. A vrai dire... je n'avais jamais rien goûté de tel. Ce genre de choses ne se fait pas dans les dîners de la Haute. Dans une expiration discrète, le paysan se détendit quelque peu, et son sourire s'accentua. Il était ravi de voir le succès de la cuisine de sa mère, et se tint prêt à écouter la suite, charmé. Votre mère... serait-elle en mesure d'en cuisiner d'autres ?
Immobile, Eusebio ne comprit pas tout de suite les enjeux de ces dernières paroles, affichant un air poliment surpris. Bien sûr que Lacri pouvait en cuisiner d'autres, après tout elle le faisait bien chaque jour pour nourrir toute sa famille ! Même si elle ne cuisinait que rarement autant de légumes différents et avec autant de soin dans la mise en forme, elle préparait toujours chaque plat avec plaisir pour agrémenter le palais de ses tendres convives.
Il fallut quelques instants au paysan pour réaliser la portée des mots de dame Yolande, et la surprise s'accentua sur son visage, donnant au jeune loup un air effaré.
- Vous voulez dire... Vous souhaiteriez qu'elle cuisine pour vous ? C'était un étonnement pur qui perçait dans son ton ; il ne s'attendait réellement pas à ce genre de proposition - s'il l'avait bien comprise - et sûrement que Lacri tomberait des nues aussi. Accepterait-elle de faire une telle chose, avec le travail de la ferme ? Songeur, Eusebio s'autorisa quelques instants de réflexion avant de reprendre la parole. Je ne puis vous donner de réponse définitive dès maintenant, mais je vous promets de lui en parler ; certes le travail ne manque pas ici, mais c'est également le cas de la main d’œuvre. Nous pourrons certainement trouver un arrangement.
Les yeux du géant brillèrent et son sourire se fit plus confiant ; ce n'était nullement dans l'espoir de recevoir de nombreuses espèces sonnantes et trébuchantes, mais plutôt dans le ravissement de constater le talent de sa mère, qui pouvait régaler les plus hautes papilles de Paris. Elle qui mettait toujours du cœur dans tout ce qu'elle faisait, il se doutait qu'elle serait très agréablement surprise de cette proposition, même si sa modestie la pousserait d'abord à refuser et s'en déclarer indigne. Mais il pensait pouvoir la raisonner : quelle chance ce serait pour elle de travailler pour la famille Longroy, même pour une fois ! Bien sûr, il faudrait peut-être parlementer avec les Pastore avant de conclure quoi que ce soit, mais Eusebio pensait que c'était réalisable. Il pourrait toujours s'arranger sur place pour pallier l'absence de sa mère, quitte à ce que pour une fois ils se contentent de manger un peu moins bien. Il était important de partager son savoir culinaire avec tout le monde, après tout ! Ils seraient égoïstes de ne pas faire profiter du don de Lacri à un plus grand nombre de bouches. Mis en confiance par le caractère très respectueux et bon de sa noble visiteuse, le jeune loup se laissa un peu aller à la confidence.
- Je pense qu'elle sera très impressionnée, mais cuisiner est une réelle passion chez elle, et je ne doute pas qu'elle sera ravie de la mettre à votre service pour régaler vos invités.
La conversation dévia ensuite sur leur stock de légumes, qui serait certainement sérieusement amputé une fois la commande de la dame de Longroy effectuée ; celle-ci lui offrit un sourire d'excuses, qui toucha profondément le jeune paysan. Il était presque ému de la grand considération qu'elle avait pour eux, bien qu'ils n'appartiennent pas du même monde ; elle était consciente de leurs difficultés, des conséquences de sa demande, de leur quotidien, et elle s'en souciait ! Tant de choses qui adoucirent encore le sourire et l'expression d'Eusebio.
- N'ayez crainte, ma dame. Le Créateur et les Pastore nous ont fait don d'une terre particulièrement fertile, et c'est notre travail de nous en occuper pour que ses fruits ne tarissent pas. L'argent n'est pas maître ici, nous pouvons échanger légumes contre services si l'une de nos familles vient à manquer. Et si les stocks d'hiver se vident, ils seront bientôt remplacés par les cultures du printemps. C'est une grande roue, et il faudra bien plus que votre commande pour qu'elle cesse de tourner !
Il ajouta un petit regard complice et amusé à ses dernières paroles, espérant de tout son cœur dire vrai. Pour le reste, il ne s'inquiétait pas vraiment , l'entraide était une valeur solide dans les faubourgs, personne ne serait laissé seul face à la misère ou l'embarras. Et si cette commande impliquait de mettre les bouchées doubles lors des prochaines semences, il était prêt à affronter le labeur : la prospérité de la ferme et de sa famille représentait toute sa vie, aussi ne ménagerait-il aucun effort pour y veiller. Embrassant du regard les légumes présentés à la noble visiteuse, il poursuivit, à moitié en matière de plaisanterie.
- Si d'aventure vous souhaitez réitérer votre commande l'an prochain, n'hésitez pas à nous le faire savoir, nous nous chargerons de vous procurer assez de légumes pour nourrir tout Paris !
Si le jeune loup commença par poliment refuser le présent, il fut bien obligé de changer d'avis devant la horde d'enfants qui se rua sur lui, leur gourmandise leur faisant oublier toute convenance. Mais on ne pouvait en tenir rigueur à de si adorables petits, et ce fut avec un regard attendri que Yolande observa la scène. Elle échangea d'ailleurs des sourires entendus avec ses étudiants les plus proches qui partaient justement rejoindre leurs professeurs du jour.
- Que dites-vous à dame de Longroy pour son beau cadeau ?
Elle rit doucement devant le spectacle du petit gang qui remerciait à grands renforts de courbettes exagérées, et rassura d'un sourire amusé la mère de famille qui vint également la saluer. C'est alors que le groupe se sépara - la mère repartant avec les enfants, et les plus grands qui retournaient à leurs corvées suivis des étudiants des de Longroy. Ne restaient donc plus avec Yolande que ses quatre hommes de patte - qui, agissant également en tant que gardes du corps, ne comptaient pas la lâcher d'une semelle - et le jeune fermier.
- Je ne pense pas me tromper en disant que vous avez illuminé leur journée. Voire leur semaine, peut-être ! Par ici je vous prie !
Elle le suivit avec légèreté, admirant en chemin l'architecture typiquement rustique des divers bâtiments qui composaient la ferme. La débrouillardise des moins fortunés n'avait de cesse de l'impressionner... Pourtant, les Gianotti étaient loin d'être les plus pauvres parmi leurs collègues agriculteurs : les Pastore traitaient bien leurs vassaux et leur avait sans doute fourni de quoi s'installer confortablement dans les faubourgs parisiens.
Ils arrivèrent ainsi à un grand hangar : le motif principal de la visite de la bourgeoise. Avant même d'avoir passé les doubles portes qui en composaient l'entrée, elle put sentir l'odeur rafraîchissante des légumes à peine sortis de terre - et d'autres odeurs, impossibles à manquer, d'herbes aromatiques. Tout cela créait un bouquet de senteurs des plus plaisants - et Yolande commença naturellement à se demander quelles en seraient les vertus relaxantes, voire thérapeutiques. Et si elle organisait une semaine spéciale fermière dans son salon ? Il suffisait de décorer les étalages de produits avec des courges, un lit de paille ici et là, préparer des soins aux feuilles vertes, des bains de boue et de lait et... oui, c'était faisable ! Un charme tout à fait rustique qui ne manquerait pas de---Oh zut, on lui parlait.
- [...] céleris, choux, courges de l'automne passé, de la mâche des environs, des oignons et des topinambours. Nous avons aussi des poireaux pour les soupes ou les accompagnements. Nous pouvons aussi vous fournir toutes sortes d'herbes aromatiques : persil, sauge, laurier, menthe, hysope...
Elle s'avança entre les tréteaux, observant avec attention les produits qu'il décrivait. Elle n'était pas experte en légumes mais, une chose était certaine : tout ce qui lui tombait sous les yeux semblait en bonne santé et cultivé avec grand soin - les critères les plus importants pour la Dame. Si ces deux conditions étaient réunies, alors le reste suivrait.
- Je vous en prie, n'hésitez pas à goûter quelques mets ; ma mère les a préparés exprès pour mettre en avant le goût de chaque légume.
Elle ne se le fit pas dire deux fois et se permit de goûter les douces bouchées. Yolande dut bien l'admettre : la cuisine de cette simple mère de famille avait autant de mérite que celle des chefs cuisiners qu'elle payait si cher. Elle sentait les saveurs exploser sur sa langue, saluant en effet le goût de chaque légume. C'était ça. C'était ça qu'il lui fallait.
Se retournant prestement, Dame de Longroy fit signe à ses hommes de patte, restés à l'entrée du hangar, de venir la rejoindre pour goûter eux aussi à ces petits délices. Le temps qu'ils s'exécutent, elle se tourna vers le jeune loup :
- Vous pouvez féliciter votre mère de ma part : ce qu'elle a préparé est tout simplement exquis. A vrai dire... je n'avais jamais rien goûté de tel. Ce genre de choses ne se fait pas dans les dîners de la Haute. Elle marqua une pause, pensive, avant de reprendre avec une pointe d'hésitation. Votre mère... serait-elle en mesure d'en cuisiner d'autres ?
Assez pour remplir entièrement la table des apéritifs du banquet qui s'annonçait ? Naturellement curieuse et avide de nouveauté, Yolande mourait déjà d'envie de faire goûter ces nouvelles saveurs à ses nobles convives. Mais elle n'ignorait pas que la pauvre paysanne devait déjà être affreusement occupée entre les enfants à élever et les plus grands dont elle devait prendre soin au retour des champs... Certes, la bourgeoise la paierait largement assez pour couvrir les éventuelles pertes qu'une paire de pattes en moins à la ferme engendrerait, mais la famille était-elle prête à courir un tel risque ?
Il lui suffirait pourtant d'une seule journée - la journée précédant le banquet où Lacri devrait se rendre à la demeure des de Longroy et se faire maîtresse des cuisines. Mais une journée, c'était déjà beaucoup. Se préparant à des réticences, Yolande continua en balayant les étals du regard.
- J'espère que vous avez du stock... J'ai bien peur de devoir vous faire une commande importante.
Elle offrit alors au jeunot un sourire d'excuse, sincèrement désolée de leur mettre une telle charge de travail sur le dos - même si le salaire suivrait, la livraison des marchandises risquait de ne pas être de tout repos. Mais voilà, en plus des victuailles pour le banquet, Yolande était soudain très inspirée pour son salon. Les légumes n'étaient pas seulement bons à manger, ils possédaient également nombre de propriétés rajeunissantes et relaxantes. Ses clientes allaient en raffoler !
Lorsque le son cristallin d'un rire parvint à ses oreilles, Eusebio releva timidement la tête, et fut ragaillardi par le sourire sincère qui l'accueillit. Dame Yolande le regardait avec bonté, et s'il sentit son visage chauffer à nouveau, il put au moins se relever sans crainte, avec un petit sourire gêné. Les paroles qu'elle prononça lui allèrent droit au cœur, et son sourire se fit plus chaleureux. Elle avait valorisé leur travail ! Et elle n'appartenait même pas à la famille des Pastore ! C'était un immense honneur qui était accordé aux Gianotti, et l'aîné en fut sincèrement touché. Il esquissa un salut poli, portant son regard brillant sur la noble visiteuse.
- Vos paroles nous honorent, ma dame, nous vous somme tous infiniment reconnaissants.
Yolande de Longroy se tourna alors vers sa famille et les gens attroupés autour d'eux, se montrant d'une exquise politesse et d'un savoir-vivre plaisant ; aux yeux d'Eusebio, elle était la représentation parfaite d'une grande dame de la noblesse, aussi belle que bonne. Mais de ce qu'il entendait dire dans la cité, tout le monde ne rentrait pas forcément dans ce modèle... D'après son père, l'argent et le pouvoir corrompaient nombres de cœurs ; mais cette plaie semblait avoir été épargnée à leur visiteuse, pour le plus grand bonheur du jeune loup, qui l'écouta avec une grande attention, se tournant à demi vers sa famille après avoir jeté un coup d’œil aux étudiants.
- Nous sommes tout à fait disposés à leur montrer nos méthodes, il y a toujours de quoi faire ici.
Et même si cela ne suffisait pas - au printemps, la question ne se serait même pas posée - son père pourrait leur présenter les cultures voisines, où d'autres légumes étaient récoltés. Dans les faubourgs, la culture passait aussi beaucoup par l'entraide, l'échange de graines et le roulement des terrains. Le géant se retourna vers son invitée lorsqu'un de ses hommes parvint à sa hauteur, lui présentant une bourse qu'il regarda avec curiosité. Tandis qu'il la saisissait dans sa grande patte, les mots de Yolande de Longroy manquèrent de peu de faire chavirer son cœur, et il posa sur elle un regard stupéfait.
- Ma dame c'est..! C'est trop, nous ne pouvons accepter un tel présent, vous recevoir ici est déjà un tel bonheur pour nous ! Il voulait en fait dire honneur, mais s'était rappelé qu'il l'avait déjà dit plusieurs fois, et dans la précipitation l'avait remplacé par un mot approchant... Bon ça revenait presque au même... Votre générosité dépasse de loin tout ce que...
Il ne put jamais finir sa phrase ; s'étant un instant assis, ébahi par son présent, il en avait tout de même observé le contenu, fixant les confiseries avec émerveillement. Il n'avait jamais rien vu ni senti de tel, mais leur simple vue lui mettait la bave à la babine. Et c'est à ce moment que les plus jeunes virent aussi de quoi il s'agissait, et malgré les réprimandes de Lacri, se précipitèrent vers lui pour recevoir leur dû dans des piaillements frénétiques. Assailli de cris et de petites pattes tendues vers la bourse, le géant se redressa, tâchant de calmer la cohue et finissant par se laisser aller au rire en voyant les bouilles ravies.
- Bon eh bien, je suppose que c'est un cadeau que nous ne pouvons pas refuser... Il s'éleva encore un peu plus, réclamant le silence d'un regard entendu. Doucement, bambini! Que dites-vous à dame de Longroy pour son beau cadeau ?
Et tous les enfants, neveux et nièces, de se retourner vers la noble, pour saluer dans un bel ensemble et avec moult effusions de gratitude et de reconnaissance. Riant à nouveau sous cape, l'aîné tendit les précieuses sucreries à sa mère, qui embarqua la smala à sa suite après avoir renouvelé des remerciements à leur visiteuse. Eusebio regarda sa mère et la marmaille s'éloigner, se demandant comment elle faisait pour toujours réussir à les gérer - enfin, presque toujours. Puis il se tourna vers la noble chienne, le sourire étirant toujours ses babines.
- Je ne pense pas me tromper en disant que vous avez illuminé leur journée. Voire leur semaine, peut-être ! L'admiration du jeune loup pour la belle dame ne cessait de croître, et avant de fondre sur place, il préféra se mettre en route et la guider vers le but de sa présence. Par ici je vous prie !
Le groupe bien réduit fut conduit à l'arrière de la ferme, dans un grand hangar qui avait été réaménagé spécialement pour accueillir les visiteurs : l'espace était dégagé, nettoyé, et de grands tréteaux installés pour présenter les victuailles. Le paysan s'arrêta sur un côté, et d'un geste de patte - qui laissait un peu voir comme il était fier de ses produits - il désigna l'étalage, énonçant les variétés d'une voix suffisamment claire pour que son invitée ne rate rien.
- Nous avons des carottes et panais, céleris, choux, courges de l'automne passé, de la mâche des environs, des oignons et des topinambours. Nous avons aussi des poireaux pour les soupes ou les accompagnements.
Eusebio se pinça la lèvre, coupant court à son discours. Il ne souhaitait pas en venir à une discussion de cuisine, craignant de passer pour un vantard. Afin de dissimuler cette fin abrupte, il reprit sur le ton de la conversation, forçant l'air enjoué : Nous pouvons aussi vous fournir toutes sortes d'herbes aromatiques : persil, sauge, laurier, menthe, hysope...
Un tréteau entier était consacré aux bottes d'herbes, fraîches ou séchées, dont sa mère était très fière. Elle s'occupait de son carré des senteurs - comme elle aimait l'appeler - d'une patte de fer, et usait très souvent de différents arômes dans ses plats pour éviter la routine. Dans le souci de bien faire, Lacri avait même préparé quelques petits amuses-gueules pour le groupe, cuisinés avec les légumes qu'ils présentaient. Ils étaient accompagnés d'eau fraîche et d'un vin doux et épicé que son père affectionnait beaucoup.
- Je vous en prie, n'hésitez pas à goûter quelques mets ; ma mère les a préparés exprès pour mettre en avant le goût de chaque légume.
Eusebio devait bien se l'avouer, jamais il n'avait été aussi fier de sa famille, et heureux de mettre de l'importance dans les moindres détails. Il souhaitait que ces nobles visiteurs qu'ils recevaient aujourd'hui soient émerveillés et accueillis convenablement, et ne ménageait aucun effort pour leur être agréable ! C'était aussi une part de son métier, et même s'il n'était pas encore à l'aise avec cette facette mondaine de lui-même, il appréciait déjà accueillir et faire plaisir aux arrivants.
Yolande et son escorte ne durent pas attendre longtemps : bien vite, l'agitation paysanne se calma, pour laisser la parole à un petit groupe qui venait d'arriver dans la cour. Comprenant qu'il s'agissait là de ceux à qui elle aurait affaire, la dame leur adressa un sourire bienveillant, voulant les encourager par là à l'aborder sans gêne. Et, en effet, un jeune chien sortit du rang pour venir l'accueillir - un chien quelque peu troublant, tant sa silhouette et ses solides épaules le rendaient mature, alors que son visage témoignait encore d'une enfance à peine passée. Mais quel âge avait-il... ?
- Bonjour à vous, Dame Yolande de Longroy, que vos jours soient longs et vos nuits plaisantes, ainsi qu'à tous ceux qui vous accompagnent. Nous sommes honorés de votre visite dans notre humble ferme.
Elle ne se départit pas de son sourire, ravie de pouvoir s'entretenir avec un fermier si bien élevé. Il savait parler, articulait bien et ne mâchait pas ses syllabes malgré son accent chantant qui marquait subtilement chaque mot - tant de détails auxquels l'oreille entraînée de Yolande était sensible. Il fallait avouer qu'après tous les cours de diction et d'éloquence auxquels elle avait eu droit étant enfant, et dont elle avait également affublé sa propre progéniture... elle repérait vite ce genre de choses. Ce grand gaillard-là, en plus de sembler naturellement bâti pour le dur labeur, avait certainement du potentiel en lettres.
- Je suis à votre entière disposition pour... pour tout ce dont vous auriez besoin, ma Dame.
Son discours chancela, et la meute qui assistait au spectacle n'en rata pas une miette. Yolande crut percevoir un rire ou, tout du moins, une légère agitation qui ne manqua pas d'affoler le pauvre porte-parole de la famille.
- Nos plus beaux légumes ont été mis de côté pour que vous puissiez faire il suo... votre choix.
Les pauvres fermiers... Le porte-parole n'avait pas l'air d'être le seul inquiet et, pour détendre l'atmosphère, Yolande laissa échapper un léger rire. A Rome, fais comme les Romains ! Et à la ferme, fais comme les fermiers ! Si la bourgeoise avait accepté de venir jouer les paysannes, ce n'était pas pour s'y donner à moitié. Le regard résolu et le sourire franc, si loin de son visage pincé habituel, elle fit signe au jeune gaillard de relever la tête. Étrangement, elle se sentait presque à l'aise ici, et libre de se détendre - un luxe qui ne lui était permis que dans l'intimité de ses quartiers et de son salon de beauté. Partout ailleurs, Yolande devait faire attention à ses nobles rivaux qui n'attendaient qu'une occasion pour détruire sa réputation ou réduire tous ses efforts en cendres.
- N'ayez pas peur de me regarder dans les yeux, mon brave ! Je n'ai aucun doute sur la qualité de vos produits : je ne me ferais pas de souci, si j'étais vous.
Sa voix était légère et apaisante, nullement aussi guindée que lorsqu'elle s'adressait à ses homonymes. Si, en public, les chefs de famille devaient se montrer fiers et forts, il était de bonne convenance que leurs épouses soient douces et aimables - et ce, en toute circonstance. Yolande était loin d'être étrangère à cette étiquette, et ce fut avec toute la bonté du monde qu'elle porta le regard au-delà du jeune mâle pour s'adresser à sa meute de suiveurs.
- Je n'ai d'ailleurs guère besoin d'une telle escorte. Je m'en voudrais de vous déranger dans votre travail quotidien - soyez libres de vaquer à vos occupations. Un discret mouvement d'un des étudiants qui l'accompagnaient lui rappela alors qu'elle n'était pas seule, et la dame reprit bien vite : J'ai ici quelques élèves qui ne connaissent de l'agriculture que ce qu'ils ont lu dans leurs livres. Pourraient-ils vous suivre dans vos tâches ? Ils ne gêneront pas, affirma-t-elle en posant à nouveau le regard sur le jeune fermier.
Et, sans vraiment attendre de réponse - car elle aurait été très étonnée de se voir opposer un refus -, elle adressa un signe au plus proche de ses hommes de patte, qui s'approcha alors du brave jeunot pour lui tendre une bourse de cuir gonflée à bloc.
- Je me suis laissée dire que vous aviez une grande famille. J'avais à cœur de vous offrir un petit quelque chose pour tous vous remercier de votre hospitalité.
Douce avec les malheureux et généreuse avec les enfants... une parfaite noble, en bonne et due forme. Le fermier n'aurait qu'à détendre les lacets de la bourse pour libérer le flot de fruits confits dans du miel qu'elle contenait. Des confiseries rares, même pour les plus fortunés...
Rarement la ferme des Gianotti n'avait connu telle effervescence ; dès l'aurore, tout le monde était sur le qui-vive, et Lacri, en bonne gestionnaire de sa maison et de sa famille, se mit en tête de tous les faire passer au bain, bien qu'on ne soit pas dimanche. Eusebio avait bien tenté de protester, mais pour la peine, elle lui avait ordonné de s'occuper des plus jeunes, et de veiller à ce qu'ils soient présentables. Et, bien évidemment, elle veillerait elle-même à ce qui lui soit irréprochable, puisque ce jour était d'une réelle importance pour lui et leur famille !
Le grand gaillard soupira, tâchant d'éviter que les petits ne fassent déborder la cuve dans leurs jeux, et essayant vainement de les frotter au savon noir. S'il se sentait heureux de prouver sa valeur, il était aussi terriblement inquiet. Ce n'étaient pas les Pastore qu'ils accueillaient aujourd'hui dans leur ferme, mais les de Longroy ! Qui est plus est, Madame de Longroy en personne !! Le jeune bâtard ne l'avait encore jamais rencontrée, mais c'était une des rares nobles qu'il avait pu apercevoir de loin, une fois. Il était mortifié à l'idée de perdre ses moyens et d'amener la honte sur sa famille. Son père fondait beaucoup d'espoirs en lui ; s'étant blessé à la patte lors de la dernière gelée, lorsqu'ils travaillaient la terre, il avait proposé à son fils d'accueillir la grande bourgeoise, car il l'en savait capable. Eusebio en était moins sûr, mais il se laissa persuader du contraire. Il le regrettait un peu aujourd'hui, alors que l'angoisse lui tordait l'estomac... Il n'avait rien pu avaler au petit-déjeuner, la bouillie de céréales le rebutant plus qu'autre chose, et espérait ne pas faire de gaffe devant la belle dame.
Plusieurs heures s'écoulèrent avant le rendez-vous fatidique, et s'il trouvait le temps long, le jeune paysan souhaitait également qu'il s'arrête, incapable de tenir en place malgré les paroles rassurantes de son père et les réprimandes de sa mère. Finalement, il s'occupait à quelques tâches pour son grand-père et en sa compagnie, lorsqu'un de ses jeunes cousins accourut dans la maison, surgissant comme un ouragan, les yeux brillants.
- Les voilà, ils arrivent !!
Eusebio sentit une pierre rouler dans sa gorge et tomber au fond de son estomac. Une patte ferme se posa sur son épaule, et en se redressant il croisa le regard de son grand-père, qui lui fit un clin d’œil malicieux, accompagné de son sourire favori : celui qui disait « ça va aller, gamin. » Expirant à fond, le jeune esquissa un pauvre sourire en réponse, mais se leva avec détermination. Il ferait la fierté des Gianotti !
Suivant prestement le gosse, Eusebio sortit dans la cour, où il retrouva ses parents, ses oncles et tantes et les aînés des enfants. Tous étaient rassemblés pour accueillir la grande dame, mais c'était au jeune loup de mener la marche et de lancer la palabre. Adressant un signe de tête confiant à son père, il remonta l'allée de leur ferme jusqu'à la petit assemblée qui patientait un peu plus loin. Curieusement, à présent qu'il était face au fait accompli, il se sentait un peu mieux. Tout ce qu'il espérait, c'était de ne pas bafouiller devant la belle noble.
L'aîné Gianotti, vêtu de sa plus belle tenue et sa tignasse proprement coiffée sur sa nuque, vint au-devant du charmant groupe et s'inclina bien bas, imité par sa famille quelques pas derrière lui. Prenant la parole d'une voix ferme et assurée, il tâcha de se rappeler les conseils de sa mère pour ne commettre aucune impolitesse :
- Bonjour à vous, Dame Yolande de Longroy, que vos jours soient longs et vos nuits plaisantes, ainsi qu'à tous ceux qui vous accompagnent. Nous sommes honorés de votre visite dans notre humble ferme.
En se redressant, il surprit du coin de l’œil une belle bouse fraîche sur le sol, et serra brièvement ses mâchoires ; il aurait dû mieux superviser les plus jeunes lorsqu'ils avaient nettoyé la cour... Laissant ça de côté, il reporta bien vite son attention sur la dame ; c'était assez gênant, parce qu'il voulait se montrer en toute humilité, mais il la dominait de plusieurs têtes... Esquissant un sourire timide, il tâcha de poursuivre comme si de rien n'était.
- Je suis à votre entière disposition pour... Il y eut un léger blanc, vu qu'il ne savait absolument pas comment finir sa phrase ; tandis que son visage s'échauffait, il sentit la panique le gagner. - pour tout ce dont vous auriez besoin, ma Dame.
Ce n'était pas vraiment comme ça qu'il aurait voulu annoncer les choses, mais au moins n'avait-il pas laissé sa phrase en suspens... Il entendit distinctement le petit rire de son grand-père dans son dos, dissimulé par une quinte de toux, de même qu'il perçut le coup de coude que sa mère décocha à l'ancêtre pour le faire tenir tranquille. Affolé du spectacle dérisoire que risquait de donner cette scène, le jeune reprit précipitamment :
- Nos plus beaux légumes ont été mis de côté pour que vous puissiez faire il suo... votre choix.
Voilà que sous le coup de l'émotion, son italien refaisait surface ! Son accent s'était montré discret, mais les mots commençaient à s'embrouiller dans sa petite tête de moineau... Retenant presque son souffle, tête inclinée, il attendit le verdict de Yolande de Longroy.