Céleste se préparait à jouter, suffisamment tôt le matin pour éviter la foule qui viendrait plus tard s'amasser pour observer la compétition, et également pour profiter de l'énergie renouvelée de Paris de si bon matin. Il discutait tranquillement avec un serviteur venu lui apporter sa lance, lustrée pour l'occasion. C'était un bel ouvrage que Céleste avait payé cher, au grand dam de sa sœur : une longue lance de bois de chêne, à la hanse décorée de motifs floraux - un ajout inutile mais qui lui plaisait fortement, bien que l'arme risquait fort de se briser durant l'affrontement. Mais bon - le jeune comte n'était pas connu pour ses emplettes logiques et responsables.
Tandis qu'un écuyer venait porter quelques pièces d'amures, observant la discussion et la proximité évidente du jouteur avec un simple serviteur d'un œil perplexe, Céleste entendit quelques éclats de voix venant de l'extérieur de ses quartiers. Il but d'une traite le verre de vin posé sur sa table et se releva pour venir jeter un coup d'oeil. Il avisa quelques chevaliers qui lui jetèrent un regard circonspect à son arrivée. Le comte n'était pas toujours très bien vu chez les jouteurs, puisqu'il n'était en rien un chevalier, juste un noble venu jouer les jouteurs, quoique doté de quelques talents en la matière qui lui évitaient le mépris. Mais pour une fois, il n'était pas la source des discutailles : les jouteurs discutaient de l'arrivée impromptue d'une inquisitrice reconnue au sein même des Quartiers des jouteurs, de si bon matin. Céleste arqua un sourcil, surpris mais enthousiasmé par cette curiosité matinale : il n'avait jamais encore vu un Inquisiteur venu assister à la joute ! Evidemment, cela ne pouvait être que la seule raison de sa présence en ce lieux !
Accompagné de son serviteur, qui lui portait son verre et sa bouteille, il sortit donc à l'encontre de l'Inquisitrice, qu'il avisa plus loin. Un jouteur lui jeta un regard d'avertissement, mais c'était sans connaitre l'inconscience naïve de Céleste de Villefleuris !
-Mademoiselle ! salua-t-il avec enthousiasme, souriant avec sincérité. Quelle surprise d'apercevoir des visiteurs de si bon matin !
Il saisit à nouveau son verre, resservi par le serviteur, et but sans gêne devant la "mademoiselle" en question. Céleste ne cherchait absolument pas à dissimuler son regard doré teinté de curiosité et de précision qui détaillait la demoiselle dans tous ses détails, appréciant la vue d'une dame qui ne ressemblait pas du tout à une dame. Ah ! Décidément, quelle belle journée en perspective !
Malorsie dut se mordre fermement les babines pour ne pas exploser de colère à la réponse spirituelle de son interlocuteur. Était-il Dieu possible d'être aussi stupide ?? Elle userait certainement de toute sa patience avec ce cancrelat avant d'en tirer quoi que ce soit, et cette idée la mit de fort méchante humeur. Si l'autre pensait pouvoir se payer sa tête en détournant ses questions, très bien, elle allait corser le jeu.
- D'après ce qu'on vous a dit, hm. J'imagine sans peine que vous n'êtes pas de ceux qui fréquent assez l’église pour vous en faire une véritable opinion.
Parfaitement gratuit, surtout venant de quelqu'un qu'on voyait rarement aux célébrations, mais pour sa part, c'était différent : elle consacrait son dimanche à entretenir son uniforme, en un sens elle louait le Très-Haut à sa façon en prenant soin de ses possessions terrestres, tout ceci dans le but de le servir de manière digne. Voilà tout. En ce qui concernait le soi-disant comte, elle notait bien précieusement au fond de sa jolie tête qu'il s'adonnait régulièrement à la boisson, il faudrait donc le surveiller de près. Ivresse sur la voie publique, ça pouvait vous mener loin.
De plus en plus consternée par son dialogue avec l'énergumène, Malorsie le fixait d'un air sombre sans piper mot, se demandant à quel moment le contrôle de la conversation lui avait échappé. C'était comme si chaque intervention du chien bicolore était encore plus idiote que la précédente : qu'avait-elle à fiche des histoires de famille de cet écervelé ?? En revanche, la mention des prêtres et d'antécédents avec l'Inquisition l'intéressa davantage.
- Ah, vous comptez des membres du clergé dans vos relations ? Il faudra m'en dire plus.
Elle noterait bien soigneusement leurs noms - dans sa tête, faute de pouvoir les écrire - et leur ferait une petite visite de courtoisie, accompagnée de quelques questions. Peut-être que finalement, elle irait également voir cette fameuse sœur, qui pouvait avoir son utilité dans l'affaire. Les réflexions de la milicienne furent interrompues par quelques gouttes de vin aspergeant ses pattes, et par-là même ses précieuses bandes de cuir. Dans un grognement, la demoiselle fit un pas en arrière, ne prêtant plus qu'une oreille très distraite à ce que baragouinait l'autre en se donnant des airs de conspirateur. Elle avait graissé son équipement la veille à peine, et déjà il allait être taché ! Quel gâchis, si les dégâts étaient irrémédiables, elle demanderait réparation au bavard en face d'elle.
Occupée à frotter et scruter ses bandages de cuir noir, la colley fut totalement prise au dépourvu lorsque Céleste se porta tout à côté d'elle, murmurant des paroles honteuses sur l’érotisme et la haine, agrémenté d'autres inepties du genre. Choquée de ce rapprochement et de tels propos - d'autant qu'elle releva le museau sur le faciès exalté de Céleste juste devant le sien - le sang de la belle ne fit qu'un tour. Sa patte se leva toute seule et elle gifla le maraud pour son impudence, se reculant à nouveau avec un air de fureur sur ses traits fins.
- Une telle audace ! Tenir des propos si... si écœurants, devant l'Inquisition ! Vous êtes fous à lier, gardes, gardes ! A cors et à cris, elle regardait autour d'elle, cherchant à faire venir son essaim dans le coin, se moquant totalement de l'esclandre qui se créait autour de son remue-ménage. Ce chien a manqué de respect à notre Sainte Inquisition ! Passez-lui les fers !
Les renforts prenaient leur temps, ne sachant trop s'ils devaient y aller en l'absence momentanée du capitan, occupé ailleurs. Encore plus énervée de se voir laissée seule face à l'adversaire, la jeune chienne foudroya celui-ci de son regard givré.
- Vous ne perdez rien pour attendre, vous ! Continuez donc à noyer votre bêtise dans le vin, aller donc vous faire perforer par les lances de ces stupides joutes, vous n'échapperez pas bien longtemps à votre sort d'hérétique !
Et dans un beau mouvement de cape, elle fit volte-face, rejoignant son essaim en leur jetant des regards assassins - la plupart se détournant pour y échapper. Quelle sale journée... quelle désagréable rencontre... Et pourtant, elle brûlait de refaire face au comte, se jurant de le faire tomber dans les cachots de l'Inquisition une bonne fois pour toutes.