Ma très chère Beata,
J'aurais aimé vous écrire en des temps plus joyeux. J'aurais aimé vous écrire, comme il m'est d'habitude de le faire, en évoquant le doux printemps qui nous est donné et les bourgeons qui fleurissent lentement sur les buissons de roses de mon jardin. J'aurais aimé vous écrire mes vœux de bonheur quant à votre mariage, et vous aider à choisir vos apparats pour ce grand jour. Mais je ne puis décidément me résoudre à parler de temps joyeux alors que le malheur vient de s'abattre sur vous.
Mon cœur se serre à l'évocation de ce sombre événement, bien que je n'en sache pas plus. Vous n'êtes pas sans ignorer que je fais du Savoir mon arme, et sous toutes ses formes. Voici, j'ai cru entendre que la récente infortune des Pastore vous avait grandement atteinte; et une fois n'est pas coutume, je prie avoir tort.
A cette heure si triste où votre patrie et votre famille doivent tant vous manquer, je refuse d'accepter de vous laisser en proie à la solitude. Je vous en prie, venez me voir, car ma porte vous est toujours ouverte. Ne prenez pas la peine d'annoncer votre visite comme il est de bon ton dans notre société; vous êtes mon invitée perpétuelle, et il me tarde de vous voir au plus vite. Soyez sûre de trouver en moi une marraine, si pas une mère, prête à vous aider.
Je vous prie de croire, chère demoiselle di Cavallieri, en l'assurance de ma plus haute considération et de mon soutien éternel.
Yolande de Longroy.
----------
La lettre avait été envoyée au Fort Pastore quelques jours plus tôt, par un coursier des plus rapides dépêché par Yolande elle-même. Impatiente et aussi inquiète qu'une mère pour sa progéniture, la dame faisait les cent pas dans son boudoir, espérant de tout son cœur (à défaut de prier) que Beata recevrait cette lettre et accéderait à sa requête. Elle avait besoin de la voir. Aucune stratégie ni jeu de pouvoir là-dedans : Yolande parlait avec son âme dans une sincérité qui, bien que rare, ne lui était nullement étrangère. Elle avait tout fait pour la convaincre, usant même de termes religieux qu'elle n'affectionnait pourtant pas - mais tout, tout était supportable pour la Douce de Venise.
Yolande acquiesça gravement, acceptant sans mal le choix de Beata. Un remède d'herbes aurait eut tôt fait de se faire catégoriser comme un enchantement à des yeux plus incultes, mais la dame de Longroy avait déjà une patte bien ancrée dans la Renaissance de Paris. La façon de faire antique revenait à la mode, et elle-même avait commencé à en louer les bienfaits dans son salon de beauté.
- Vous êtes instruite, vous savez vous prendre en main, affirma Yolande comme pour rassurer la Douce de l'affection qu'elle lui portait toujours. Elle connaissait l'avis de Beata sur la science et sur le Créateur et, même si on n'aurait jamais deviné que deux pensées si opposées puissent autant se lier d'amitié, le miracle s'était bel et bien produit. Car elles restaient toutes deux civilisées, et leurs croyances différentes ne gâchaient en rien l'instinct maternel de Yolande, ainsi que son dégoût et sa haine envers les supplices que Beata avait vécus. Une sorte de solidarité féminine au sein d'une terrible société patriarcale...
- Maintenant que je sais tout cela, je ne peux décemment pas vous renvoyer là-bas. Pas alors que votre bourreau y vit toujours... Et Antonito, alors ? Le mariage ? Yolande s'en fichait : pour elle, l'alliance était déjà rompue. Le jeune Pastore n'avait pas su répondre au premier critère demandé lors des mariages arrangés : la sécurité de la fiancée. Si une de ses propres filles se retrouvait dans cette situation... Jamais les de Longroy ne maintiendraient pareille alliance ! Mais c'est alors que Yolande se rendit compte que la famille de Beata, si lointaine, n'en savait sûrement rien.
- ... Il faut mettre votre famille au courant. Il faut remettre les choses dans l'ordre, arranger cette alliance bancale. Yolande était sûre d'elle, mais pas pressente pour autant. Elle savait qu'il allait falloir du temps pour arranger tout ça, et que Beata n'était pas prête à se lancer dans de telles décisions. La priorité était d'apaiser son âme. Alors, elle posa une patte sur celle de la vénitienne, dans un geste tendre et protecteur, avant de reprendre la parole d'une voix douce : Mais chaque chose a son temps. Je ne veux pas vous contraindre à porter un fardeau de plus. N'ayez crainte, rien ne presse - je serai toujours là pour vous aider quand l'heure sera venue. Elle lui sourit, pour l'encourager. Sachez que les portes du manoir vous seront toujours ouvertes. Et si vous le désirez... vous pouvez venir vous y réfugier. N'importe quand, et pour autant de temps qu'il vous faudra.
Mais Yolande avait beau se montrer maternelle, elle considérait toujours Beata comme une adulte à part entière. La décision était sienne, et il lui faudrait énormément de bravoure pour retourner chez les Pastore après tout cela. Une bravoure qu'elle possédait, sans aucun doute.