Eusebio avait les mâchoires tellement crispées autour de l'anse de son panier qu'il en avait des crampes aux joues. Il avait refusé de le charger sur son harnais comme une simple marchandise, et tant pis si certains le regardaient drôlement lorsqu'il les croisait avec son colis en bouche ; c'était un cadeau pour dame Yolande, et il devait y faire très attention.
Lorsque Lacri avait écouté avec surprise son fils annoncer la décision de sa visite au manoir de Longroy, elle avait aussitôt décidé de leur préparer quelques douceurs, et rien ne put la faire changer d'avis. Elle y mit tout son cœur et ses plus beaux produits, et il fallait bien reconnaître que l'odeur chaude et sucrée qui s'élevait du panier était à tomber. Elle avait également ajouté des jus de fruits frais provenant des vergers voisins, et n'avait pas lésiné sur les portions. Le tout était assez lourd, mais il en fallait bien plus pour arrêter un Gianotti entêté.
Le jeune loup se trouvait donc sur le pas de la porte, prêt à s'introduire chez une grande dame... si on le laissait entrer, du moins. Bien que les derniers événements aient créé un rapprochement entre la famille de Longroy et le petit peuple, Eusebio n'était pas sûr de bénéficier d'un laisser-passer - il avait mis tous ses efforts dans sa tenue et sa coiffure, et sentait bon le propre, peut-être que ça aiderait un peu.
Finalement, prenant son courage à deux pattes, il déposa le panier avec moult précautions sur le parvis, leva sa grosse patte, et cogna doucement contre la porte - ce serait mal vu de frapper comme un bourrin, lui avait dit Lacri. Il fut surpris de la rapidité avec laquelle on lui ouvrit, et se trouva comme un nigaud à bafouiller devant la servante, attendant le motif de sa venue.
- Je- heu, je viens apporter regali- je veux dire, j'amène quelques présents pour dame Yolande et- aurais-je possibilité de la voir ??
Il tenta un sourire, tant bien que mal, incertain de sa réussite ; pourvu qu'on ne le considère pas comme un lourdaud malpropre venu piétiner la tranquillité du lieu.
Ce fut bien plus facile que ce qu'il n'aurait cru, même si au final, le jeune paysan comprit qu'il ne devait pas être le seul à présenter ses hommages à la famille. Il remarqua l'habitude déconcertante de la domestique qui lui ouvrit et les présents occupant déjà la pièce dans laquelle il fut introduit, signes de passages réguliers. Il se retrouva muet face au bavardage qui l'inondait, et se contenta de sagement poser son panier, adresser un dernier sourire mal à l'aise et... se retrouver seul. Eusebio n'osait même plus bouger tant il se sentait en total décalage avec la pièce, si raffinée et élégante, et lui, si rustre, même dans ses plus beaux habits... Comme un bœuf dans une boutique de porcelaine. Ses yeux fouinèrent rapidement à droite et à gauche pour s'émerveiller de la belle lumière et de l'agencement harmonieux des meubles, mais il s'interdit de déplacer un seul membre, trop conscient de sa maladresse innée.
L'attente ne fut pas très longue, et bientôt parut devant lui dame Yolande en personne. Son arrivée et son accueil amenèrent un sourire sur le visage du paysan, qui remarqua pourtant la fatigue derrière le masque de beauté et de grâce de son hôte. Comme Lacri qui cajolait ses enfants après une dure journée de labeur en laissant de côté ses douleurs, Yolande de Longroy l'accueillait avec courtoisie et une mine fraîche, mais Eusebio voyait la lassitude dans son regard, et en fut troublé ; il était tant habitué à la voir forte et maîtresse de la situation ! Les journées de la dame devaient être interminables, et il ne voulut guère l'encombrer trop longtemps. Esquissant une petite courbette, il salua la noble d'un air poli.
- Bonjour, signora. Je me permets de vous apporter quelques douceurs, bien que... Son regard glissa sur les dons occupant déjà les lieux et il eut un petit rire. Nous nous doutions que vous n'en aviez peut-être pas le besoin, mais Lacri l'a fait avec plaisir pour vous.
Il désigna le panier sur la table, puis reporta ses yeux d'ambre sur son hôte, tâchant de la détailler rapidement sans avoir l'air de l'épier. Depuis sa dernière entrevue avec le Prophète, il ne cessait de se poser de questions, et l'idée d'en venir au fait avec la grande dame l'impressionnait plus qu'il ne le pensait. Comment aborder la question ? Devait-il seulement le faire ? Après tout, ce n'était pas vraiment la mission qu'il s'était donnée. Embarrassé, le jeune loup laissa planer un court silence, avant d'inspirer, hésiter, puis se jeter à l'eau, posant un regard intense sur Yolande.
- J'imagine que votre époux est bien entouré à l'hôpital, et j'espère de tout cœur qu'il se porte mieux. Mais ce n'était pas pour Milet qu'il avait fait ce trajet. Comment vous portez-vous, dame Yolande ? Vous et votre famille ? Si jamais vous aviez le besoin de quoi que ce soit... Il laissa passer un nouveau blanc, son regard se perdant vers les étages avant de se reposer sur la belle chienne. J'ai cru entendre que dame Beata était ici également... Se sent-elle mieux ?
Une émotion étrange lui serra la gorge ; depuis qu'il avait aperçu la Douce à la fête de l'Ascension, il avait eu vent des affaires chez les Pastore par Lorenzo... Depuis, il ne pouvait s'empêcher de ressentir un mélange de peine et de colère en pensant à la belle dame. Il espérait ne pas passer pour un fou auprès de Yolande, à qui il adressa un sourire piteux ; ses questions étaient peut-être maladroites, mais ses intentions étaient sincères. Les mises en garde du Prophète résonnaient encore dans sa tête, et son but était clair : il devait s'assurer que rien ni personne ne s'attaquerait aux deux dames.