L’aube n’était pas levée depuis bien longtemps qu’Edwin parcourait déjà la ville avec ses fidèles patrouilleurs. Rien n’échappait à leur regard aiguisé et ils restaient tous parfaitement concentrés sur leur tâche, ignorant les regards tantôt respectueux, tantôt méfiants des habitants de Paris. Jusqu’à présent, il ne s’était rien produit d’alarmant et les rues étaient restées relativement calmes.
Toutefois, un marché se déroulait sur une place non loin et si les marchands venaient de finir de tout préparer, les clients n’allaient pas tarder à affluer, et les voleurs les suivraient comme leurs ombres. Il invita les autres gardes à la suivre et la petite troupe entra tranquillement, mais avec discipline sur la place en question. Les étales étaient nombreuses et de délicieuses odeurs emplissaient déjà les narines du Capitaine qui n’en fut pourtant pas déconcentré. Il lança d’ailleurs un coup d’œil sévère à l’un de ses camarades qui lorgnait la charcuterie pendante d’un marchand. L’heure n’était pas aux courses ou à la gourmandise, mais bel et bien à ce que la Loi soit respectée.
Après une rapide analyse de la situation sur place, les gardes commencèrent à se déplacer dans les allées, attentifs au moindre mouvement suspect. Une mâchoire qui se tend vers une bourse, une patte sur une étale pendant que les regards étaient détournés, n’importe quel larcin pouvait se produire sous leurs yeux. Ils avançaient soigneusement parmi la foule. Quelque chose dut attiser la méfiance d’un garde puisqu’il désigna un coin du marché à Edwin, qui suivit du regard ce que le chien lui montrait. Il retint difficilement un soupir excédé et un grognement en reconnaissant la silhouette du Comte de Villefleuris.
Le chien au pelage sombre se trouvait derrière un autre individu qui discutait visiblement avec un autre groupe de personnes. Le Comte ne semblait pas en faire partie et les autres ne s’étaient soit pas aperçus de sa présence, soit n’y prêtaient aucune attention. D’ailleurs, sa patte avait l’air irrémédiablement attirée par la bourse qui pendait à la ceinture du citadin. Certains auraient attendu davantage pour le prendre la main dans le sac en délit de vol, mais le Capitaine se contenterait d’un énième avertissement. Incitant d'un geste ses gardes à rester non loin et à continuer de surveiller le marché, il s’avança vers le chien. Il attira son attention avec un raclement de gorge. Le regard sévère et froid, qu’on pourrait presque comparer à celui d’un adulte réprimandant un enfant, il dit sèchement.
- Vous aimez vivre dangereusement dites-moi, Monsieur le Comte.
Une petite foule commençait à s'amasser autour du Comte et du capitaine, curieux de voir cette confrontation des plus pittoresques. Mais Céleste était trop détaché pour s'en rendre compte, souriant toujours malicieusement au soldat qui semblait bien en peine face à son attitude si particulière.
-Vous avez raison ! rit Céleste en hochant vivement la tête. Le jeu est trop divertissant pour que je l'abandonne. Mais, si vous le souhaitez, je peux m'éloigner de ces badauds là pour aller entretenir mon amusement ailleurs !
Il s'approcha de lui, trop près pour être conventionnellement acceptable, fixant ses yeux dorés dans ceux d'Edwin avec intensité.
-Souhaitez-vous me surveiller davantage, ô Capitaine...? lui souffla-t-il avec une malice chargée de sens. Je ne me lasse jamais des jeux de chats et de souris.
Si Céleste se rendait compte des murmures embarrassés, offusqués ou amusés aux alentours, il n'en montra rien. Lui même était trop tête en l'air pour cela.
Edwin arqua un sourcil, non loin de soupirer devant l’inconscience du Compte. Il avait bien évidemment entendu nombre de rumeurs au sujet du noble, et certains de ses collègues avaient déjà eu affaire à ces quelques petits tours qu’il jouait aux bourgeois. Ils s’étaient vus obligés de le mettre en prison quelques jours, ceci afin qu’il se modère et se rende compte de ses erreurs. Toutefois, il semblait que le Compte de Villefleuris soit une cause perdue de ce côté là.
Malgré tout, ils ne pouvaient pas se permettre d’enfermer une personne de sa stature trop longtemps. Non seulement parce qu’il n’avait que tenté de voler quelques piécettes ; certainement pour un quelconque amusement puisqu’il devait lui-même en avoir suffisamment pour subvenir à ses besoins, mais aussi parce que sa furie de sœur n’aurait pas manquer d’aller se plaindre ou de tout faire pour le sortir de là. Le capitaine lâcha un soupir excédé.
- La Garde a déjà suffisamment de travail pour que les nobles en rajoutent en se volant entre eux. Il ajouta finalement. Non, je ne vous arrêterai pas. Nous savons tous les deux que ce serait inutile, n'est ce pas ?
Que voulez vous, il y avait dans ce monde des gens qui ne changeraient jamais, peu importe le nombre de fois où vous les enverrez au cachot. Le capitaine doutait qu'un simple avertissement suffisse, tant le Compte semblait inconscient de ce qu'il faisait, mais l'enfermer de nouveau pour un vol serait inutile. D'autant plus que, pris sur le fait, il avait dédommagé sa victime.
Céleste n'était pas à son premier vol. C'était une pratique qu'il trouvait distrayante, surtout à de gros bourgeois comme le monsieur devant lui, trop occupé à palabrer pour lui accorder une forme d'attention. Pourtant, Céleste n'était pas de ceux qu'on ignore facilement, tant il se faisait remarquer. Mais comme le comte le savait bien, il suffisait d'un instant d'inattention pour que cette belle bourse garnie de pièces d'or soit sienne. Une patte tendue discrètement, et il sentit le cuir au creux de ses coussinets. Il sourit, fier de lui. Bien sûr, il n'avait pas besoin de cet argent. Mais le bourgeois non plus, et c'était cela qui l'amusait. Bien plus amusant que d'aller voir le notaire, comme il était sensé faire en cette belle journée. Mais peut-être que Théobald allait apprécier un peu d'or supplémentaire ?
Un raclement de gorge le fit tourner la tête innocemment vers un grand chien au pelage sombre et à l'allure peu commode, l'observant d'un oeil froid. Céleste arqua un sourcil.
-Plaît-il ? dit-il avec un sourire.
-Vous aimez vivre dangereusement dites-moi, Monsieur le Comte, lui répondit l'autre, réprobateur.
Céleste jeta un regard sur la bourse, et il la laissa tomber avec un léger rire.
-Capitaine ! s'exclama-t-il en reconnaissant l'écusson sur la livrée du chien. Vous savez donc qui je suis ? Nul besoin de nier, je vois. Je suis fait la main dans le sac !
Il gloussa. Le bourgeois s'était tourné vers lui tant il avait crié fort, et avait avisé sa bourse avec stupéfaction. Céleste sortit de la poche de sa houppelande quelques pièces qu'il jeta sur la bourse en un pseudo-dédommagement.
-Le jeu perd de sa valeur si je suis pris, expliqua-t-il au soldat. Mais je dois savoir : comptez-vous m'arrêter ? Si oui, pourriez-vous faire vite ? La dernière fois, je suis resté en prison plusieurs jours et ce n'était pas très agréable.
Sa dernière phrase était sincèrement contrite, et il ne faisait preuve d'aucune vantardise ou de crainte. Il était trop innocent pour se soucier de sa situation, et trop peu crédule pour savoir que de toute façon, il allait vite sortir de geôle s'il était enfermé, vu son statut social.