Aénor avait mal au coeur. L'Inquisition avait encore frappée et avait été dissoute par Clotaire. Une bohémienne de renommée avait été soit disant égorgée par un membre de Montdargue. Le vieux loup bohémien aurait été remis à son fils. Le soit disant violeur de Dame Beata avait été arrêté. Que d'histoires douloureuses... La justice ne serait-elle jamais rétablie dans cette ville ?
La chienne blonde se promenait dans la ville, une cape en soie sur les épaules et sa capuche remontée sur la tête. Elle revenait des Faubourgs où elle avait mis les chevaux à la pâture. Son frère avait beau être rentré à la maison, ce dernier avait des choses à régler et était bien trop occupé et c'était pareil de son côté. Ils étaient adultes désormais et des tâches leurs étaient assignées.
Les yeux rivés sur les pavés des rues de Paris et perdue dans ses pensées, Aénor ne faisait guère attention à ce qui l'entourait. Et ce qui devait arriver arriva : elle percuta un autre canidé. La demoiselle reprit bien vite ses esprits et s'empressa de s'excuser auprès de la femelle :
- Je suis terriblement désolée, je ne vous avez pas vu, j'étais ailleurs... Vous allez bien ? Vous ne vous êtes pas faite mal ?
Le rouge lui était monté aux joues, le malaise la rendant nerveuse. Il n'était pas l'heure pour elle et sa famille de se faire des ennemis....
Aénor sourit et en même temps eu un pincement au coeur en entendant Carmen. Elle avait vraiment un langage des plus surprenants et qui choquerait plus d'un noble.
- De la truandaille ? Vous vous considérez comme une truande ?
C'est vrai qu'elle n'y avait pas pensé mais aussi bien la chienne était une voleuse... Elle fronça les sourcils durant sa réflexion et se dit qu'il fallait lui laisser une chance tout de même.
- Et pour répondre à votre question, effectivement c'est la première fois que j'invite un bohémien chez moi. Cependant, je passe régulièrement par les petites rues oui...
C'était bien plus rapide bien que peut être bien plus dangereux aussi. Mais elle n'avait jamais eu aucun problème jusqu'à maintenant. Elle n'était pas assez connue dans le monde pour savoir qui elle était effectivement et avec sa cape sur le museau, elle pouvait cacher aux yeux de tous la pureté de son poil.
- Oh vous savez, je n'en ai jamais rencontré. En plus j'ai rarement des choses de valeur sur moi donc je passe assez inaperçue !
Quelques pas plus loin, elle s'arrêta devant leur manoir et ouvrit la porte avant d'y entrer et y inviter Carmen.
- Venez, entrez ! -puis à leur domestique- Nous prendrons le thé dans le petit salon merci.
Un autre domestique vint prendre leur cape et c'est là qu'Aénor s'aperçut de l'état du menteau de son invité. Elle ne pouvait pas vivre avec seulement ça sur le dos c'était inconcevable ! Un coup d'oeil au chien qui les aidait à se déshabiller suffit pour qu'ils se comprennent : Carmen repartirait avec une cape neuve. Puis elle l'invita à la suivre dans le petit salon et Aénor prit place dans un fauteuil. Un plateau avait été servi, des tasses fumantes posées sur le dessus ainsi que des petits gâteaux.
- Servez-vous, prenez vos aises Carmen !
Et elle lui offrit un sourire. Elle voulait en savoir plus sur cette chienne au pelage brun mais elle peur que ses questions ne soient trop intrusives...
Un honneur? De quelle race étaient donc ces nobles, à se trouver honorés de la visite d'une gueuse païenne? Mais bon, Aénor était fort sympathique, et puis Carmen s'en contrefichait. Après s'être tapé la moitié de la ville, elle savait bien à présent que seigneur ou pouilleux, tous étaient faits de la même matière. Quoique, tout de même... les Longroy appartenaient peut-être à une autre forme de vie.
- Dites-moi, ça vous prend souvent de ramener de la truandaille chez vous? Et de traîner dans les petites rues?
Elle rajusta sa pèlerine, pèlerine d'ailleurs tellement trouée qu'elle en arracha un morceau au passage. Comme si ce qui se produisait était totalement habituel, la bohémienne ne s'arrêta pas de marcher, et d'un large geste jeta nonchalamment la bande de tissu par dessus son épaule. Encore quelques accrocs comme celui-là, et son ignoble manteau, elle pourrait s'en faire une écharpe.
Au coin d'une maison, un border blanc lui adressa un sourire complice. Ah tiens, oui, c'est vrai qu'il payait bien celui-là. Un habitué. Toute entière à Aénor, la chienne brune le snoba tranquillement.
- Faut se méfier par ici, les grippeminauds, ça pullule. Pire que des lapins : plop, plop, plop,—sa tête oscilla à chaque plop— on a tourné le dos qu'en voilà trois nouvelles portées.
Intérieurement, Carmen eut un sourire en songeant à ses propres larcins. Grippeminaude elle-même, oui. Quant à Aénor, n'avait-elle jamais eu le moindre problème en se promenant? Si non, cette dame avait une chance du feu de dieu.
Aénor ne pouvait qu'être d'accord avec elle bien que ses propos lui firent trembler les oreilles. Elle n'avait jamais entendu autant de grossièreté en une phrase.
- Il est vrai que les membres de l'Inquisition ne sont plus les bienvenus ici. Ni ceux qui vénèrent leur manière de penser ou de faire.
La jolie blonde vit alors que son interlocutrice hésitait à accepter son invitation. Elle ne lui en voudrait pas si jamais elle venait à refuser. Elle avait certainement des choses plus importantes à faire... Alors lorsqu'elle accepta, elle fut grandement surprise mais elle n'en montra rien et lui offrit son plus beau sourire.
- Très bien, suivez moi.
Elles se mirent en route et ce que rajouta la chienne noire fit écarquiller les yeux de la demoiselle. Lui apprendre à lire et à écrire ? Ce serait avec grand plaisir... Il était vrai que parmi les bohémiens peut devaient savoir lire et écrire.
- Ce serait un honneur Carmen.
Et elle était plus que sincère. Il était temps que les gens s'instruisent pour qu'ils se rendent compte dans quel monde ils vivent.
Aénor, joli prénom.
Le nom était pas mal non plus, Longroy. C'étaient des alliés en principe. Enfin elle avait cru comprendre. Jamais là quand il fallait, Carmen n'avait pas encore eu l'occasion de voir leur matriarche en pleine action; donc pas eu non plus l'occasion de baser ses opinions sur des faits réels, et non sur des ragots, racontars et autres on-dits. Piquée de curiosité, elle écouta la suite de ce que disait la jeune Dame.
- Mes condoléances...
Une noble qui présentait des condoléances à une bohémienne, au sujet de l'assassinat d'une prêtresse païenne? La chienne aurait volontiers ricané, mais la douleur du meurtre de la Mama était encore trop présent. Au lieu de quoi, son coeur se serra violemment, ses oreilles se rabattirent en arrière et une expression haine intense voila son beau visage.
- Tout ça à cause de ces fots en cul, ces rats crevés, ces chatrons d'inquisidores... cracha-t-elle à voix basse, grondante.
En face, la jeune blonde lui proposa de venir au manoir. Carmen ouvrit de grands yeux. "...vou zinviter au manouar..." Son hésitation fut grande.
Elle crevait d'envie d'emmener Aénor boire un coup dans un de ses tripots favoris : un boui-boui tout bonnement dégueulasse avec vue sur le port, dont les habitués étaient bien plus sympathiques que nulle part ailleurs.
Mais en même temps, une telle baraque... Bah, elle pourrait très bien convier cette dame à faire la fête un autre jour. Trouver une noble dans Paris, y'avait quand même plus compliqué. Et puis après tout, qui les obligerait à boire de l'eau? Une bouteille de liqueur de poire, intacte, se tenait dans une des poches internes de sa pèlerine miteuse. Alors Carmen opta pour le manoir.
De nouveau tout sourire, elle roucoula :
- PAR-FAIT.
—la bohémienne ajouta nonchalamment : Et puis comme ça vous m'apprendrez à lire. Et à écrire, aussi. Ce doit être bien pratique.
La chienne montra son mécontentement, ce qui fit baisser les oreilles de la blonde dans un air désolé. Puis l'inconnue se reprit rapidement avant de lui dire que ce n'était pas si grave que cela et lui mit une grande claque dans le dos. La riche en perdit le souffle, elle n'avait pas l'habitude de temps de violence... Puis la chienne foncée se présenta : Carmen. Aénor l'observa longuement et ce qu'elle vit lui montra qu'elle avait affaire à une bohémienne. Ce n'était donc pas son ennemie. Bien au contraire. Sa mère s'était battue pour eux. Sa famille était de leur côté.
- Je suis l'aînée de la famille Longroy. Aénor.
La chienne sentit alors les effluves d'alcool provenant de son interlocutrice, sa mine fatiguée et triste. Il était vrai qu'elle et son peuple avaient perdu un être cher et que leur chef pourrait bientôt y passer aussi...
- Mes condoléances...
Elle ne savait que faire plantée là, dans les rues de Paris face à cette mine affligée. Peut-être qu'elle pouvait la ramener chez elle et lui offrir de quoi lui remettre un peu de baume au coeur...
- Puis-je vous inviter au manoir afin de me faire pardonner ?
La chienne délicate lui offrit un sourire simple et avenant, elle ne lui voulait vraiment aucun mal.
Carmen marchait à vive allure dans les rues de Paris, ses longues pattes foulant rapidement le pavé, encore un peu brumeuse suite à une fête bien arrosée avec les marins du troisième bateau à gauche, à partir de l'entrée du port.
Jusqu'à très tôt ce matin, elle avait bu comme un trou, essayant désespérément d'oublier que la Mama ne veillerait plus jamais sur eux. Après deux ou trois heures de sommeil, la bohémienne avait été délogée de son matelas (une moelleuse cargaison d'édredons, dans un bateau sur lequel elle était en totale effraction) par un matelot qui, si il n'était pas très aimable, avait au moins eu le mérite de lui éviter de se retrouver en pleine mer, cap sur Lille.
Elle était descendue du navire en jurant, et avait continué de l'insulter copieusement jusqu'à ce que la coque et les voiles ne soient plus qu'un point à l'horizon.
Satisfaite de sa matinée, elle avait ensuite flâné des heures durant dans les ruelles étroites du quartier, jusqu'à maintenant. Le nez en l'air, tout en marchant, Carmen observait les oiseaux avec beaucoup d'intérêt.
C'est alors qu'on lui rentra dedans, ou plutôt qu'elle rentra dans quelqu'un. Surprise. La gracieuse chienne vacilla un peu et recula de trois pas, des éclairs dans les yeux.
- Vous pouvez pas regarder où vous allez, mordieu?! S'égosilla-t-elle, parfaitement consciente d'être autant, voire plus fautive que la personne en face. Fulminante, elle jaugea la dite personne du regard. Blonde, gracieuse. Jolie, même si on la voyait pas très bien sous sa cape de soie. Visiblement très mal à l'aise. Une once de pitié exaspérée s'empara d'elle.
- Bon, c'est pas la fin du monde, non plus. La chienne lui colla une grande claque théâtrale —supposée amicale— dans le dos. Tiens donc, mais quel beau tissu, cette cape... Chouette, une riche. Voilà qui ajoutait bien du charme à cette délicieuse personne. Le sourire qui s'étira sur ses lèvres, découvrant des dents blanches et carnassières, faisait trois fois le tour de sa tête.
- Carmen. Vous êtes? Si en plus elle arrivait à se faire payer des coups par cette grande dame, elle lui serait éternellement reconnaissante pour la journée.