Un meneur se devait d'être droit, d'être souriant, d'être juste ; il se devait d'être fort, mais il restait imparfait. C'était une chose que d'être impartial devant une foule, mais c'était une autre que de l'être devant le désespoir de ses frères et soeurs.
Et s'il s'était forcé à rester digne pour eux, Theobald connaissait aussi ses limites. Lorsque la cour des miracles retrouva son calme, il s’éclipsa.
Sa course l'avait mené loin ; loin de tout. Entouré de ces arbres si hauts, plongé dans ces herbes si denses, personne ne le verrait. Ses blessures s'étaient refermées, et pourtant il souffrait comme si elles venaient d'être faites ; il étouffait, qu'importe les bouffées d'air qu'il inspirait. Ses larmes s'écoulaient, abreuvant la terre dont il priait l'idole pour que le monde s'arrête.
Sous sa lourde capuche, Theobald était invisible.
C'était ce qu'il aurait voulu croire, toutefois. Mais lorsque des craquements de feuilles parvinrent à ses oreilles, la réalité le rattrapa ; il ne l'était pas et bientôt, on découvrirait sa faiblesse. Quelle honte. Il pressa de toutes ses forces ses coussinets contre ses yeux, mais rien n'y faisait.
Il goûtait une nouvelle fois au désespoir qui l'avait habité au meurtre de sa mère ; et il était plus amer encore que dans ses souvenirs.
Rasséréné par les paroles de son amant, Eusebio opina diligemment du chef quand ce dernier proposa de marcher. Toutes ces émotions et le soulagement de s'être livré avaient laissé le jeune paysan légèrement tremblant, mais ses pattes retrouvèrent rapidement de leur fermeté en marchant aux côtés de Theo. Enjambant certains buissons, il se rappela avec un petit sourire la mésaventure d'Aecia, leurs retrouvailles dans ces bois, et les rencontres qui avaient suivi... Ces souvenirs heureux réchauffèrent son cœur et donnèrent plus d'allant et de légèreté à ses pas.
La question du bohémien le prit par surprise, et le Gianotti s'accorda quelques instants de réflexion silencieuse. Assez craintif des effets de ce pouvoir, et surtout de se faire remarquer par quelqu'un qui pourrait le dénoncer, il avait fait tout ce qui était en son possible pour ne plus y penser et l'enterrer au fond de lui-même. C'était peut-être d'ailleurs un mauvais choix, il n'était jamais sûr d'en être débarrassé, le mieux devait être d'apprendre à le contrôler... mais il y réfléchirait plus tard.
- Eh bien... je peux faire bouger des choses sans les toucher. Renverser un seau, fermer une porte... juste en y pensant. Il eut un sourire gêné qu'il accorda à son compagnon. La plupart du temps, ça se fait même sans que je fasse exprès... c'est pour ça que j'essaie de rester concentré et de pas faire de bêtises.
Il se mordit la lèvre, songeur, repensant au terrible incendie de Paris.
- Mais c'est arrivé en public... heureusement, il y avait l'agitation du feu, je crois que personne n'a fait attention. N'empêche, j'ai toujours la boule au ventre en retournant en ville maintenant. J'ai... j'ai encore jamais essayé de le faire... volontairement.
Il resta méditatif quelques instants, avant de poser de nouveau ses prunelles dorées sur la silhouette du bohémien.
- Tu penses que ça pourrait être utile ? Je veux dire, de savoir l'utiliser, sans me faire repérer...
Un sourire redessina les contours des babines du meneur, opinant de la tête aux remerciements du fermier. C'était le moindre qu'il puisse faire pour cette famille si bienveillante, qu'importe s'il allait à l'encontre de ses propres croyances. Eusebio n'était pas l'un de ces pantins, il était un espoir pour son peuple et surtout, il était l'âme liée à la sienne.
Son coeur se réchauffa sous les attentions dont il le gratifiait, chassant tout ce qui l'accablait pour un court moment.
❝ Tu feras les bons choix, Eusebio. J'en suis certain. ❞ murmurait-il doucement, à la suite de la noble tirade du géant au coeur d'or. Il lui offrait un sourire qui se voulait assuré, malgré leurs destinées des plus imprévisibles.
Il savait que les prochains temps seront compliqués, que ses obligations lui reviendront tôt ou tard et qu'il allait devoir faire ses preuves, aux yeux des bohémiens comme à ceux des parisiens. S'armer pour mieux garder la place où il s'était hissé depuis la dernière joute, car la vermine ne lui pardonnerait rien. Maintenant plus que jamais, alors qu'elle sentait le pouvoir lui glisser des griffes.
❝ Pouvons-nous marcher ? ❞ demandait-il, d'une voix limpide malgré ses tourments, désireux de se dégourdir les pattes et se changer les idées avec la beauté de la forêt, bien qu'être coincé entre cet arbre et son amant ne lui était pas désagréable.
Marcher, aussi parce qu'une question lui brûlait les babines, une question qu'il n'était pas sûr d'avoir le droit de poser, et pourtant. ❝ Euse. Pourrais-tu... me parler de ce talent ? ❞
Mâchoires contractées, Eusebio tâchait tant bien que mal de contenir ses pleurs, se sentant honteux de céder ainsi à ses angoisses devant son amant, jetant ses peurs sur lui pour s'en débarrasser, au risque de l'en étouffer. Theo avait déjà ses propres soucis à régler, et voilà que le paysan en rajoutait une couche... Pourtant, malgré ce sentiment d'égoïsme qui lui serrait le cœur, il espérait plus que tout bénéficier du réconfort du beau brun.
Il n'entendit son appel que la deuxième fois, et rouvrit les yeux, relevant timidement ses prunelles noisette. Theobald posa ses pattes sur lui, et immédiatement il se sentit plus calme, rassuré. Le bohémien avait toujours eu ce pouvoir sur lui, à la fois de déchaîner ses passions et le ramener à la sérénité en un instant, comme en deux pas de danse. Reniflant, il puisa de la force dans le regard doré du Mavlaka, l'écoutant attentivement. Il hocha la tête, d'abord avec hésitation, puis avec plus de fermeté. Il avait raison... Le jeune loup avait beau naviguer dans l'inconnu, il avait encore le contrôle sur la situation, et c'était son principal atout.
Un frisson lui parcourut l'échine en repensant à ce jour de malheur qui avait ébranlé Paris, et il secoua brièvement la tête avant que son imagination ne fasse trop bien son travail, prévoyant à l'avance son triste destin si la Garde apprenait ce qu'il était devenu. Il devait maîtriser ce don et ne rien laisser échapper. Essuyant ses yeux d'un revers de patte, il hocha à nouveau la tête, plus tranquille et confiant.
Les derniers mots de son amant ramenèrent le sourire sur son visage brouillé par les larmes, et s'il était encore fragile, il rayonnait de chaleur et de gratitude.
- Oh, Theo... Je ne sais pas ce que ferais sans toi. Merci, du fond du cœur.
Outre les paroles et la présence rassurantes du brun à ses côtés, Eusebio était touché par sa prévenance envers sa famille et par sa bonté. Il faisait vraiment un chef incroyable et magnifique. Penchant le museau vers lui, le paysan déposa une tendre lèche sur sa joue, se blottissant un court instant contre lui.
- J'ai cru perdre la foi et la tête pendant de longs jours... Je me sentais maudit par le Créateur, mais maintenant je réalise que, peut-être ce nouveau... talent, dirons-nous, peut aider à relever Paris... Mais pas aux côtés du Prophète.
Non, malgré ce qu'avait pu lui dire l'étrange chien, le jeune Gianotti n'était pas prêt à lui accorder sa confiance et à réaliser des grandes choses à ses côtés. Il ignorait ce qu'il en était pour les autres Saints - des Saintes, en l'occurrence - mais son choix était fait ; s'il devait utiliser son pouvoir, ce serait pour aider les siens et les bohémiens, les opprimés, les plus faibles. A nouveau redressé, il se sentit plus fort, il avait un avantage sous cape et il prendrait grand soin de le dissimuler avant le bon moment. Poussant un soupir léger, il puisa de l'énergie dans les pattes et le visage calme et déterminé de Theobald.
- Nos ennemis sont nombreux, mais pas invincibles. Leur soi-disant privilèges ne les protègeront pas éternellement de la Justice. Et je compte bien me battre pour qu'elle règne à nouveau, pour tous.
Ses yeux s'écarquillèrent, la gueule entrouverte. Ce n'était pas possible, il ne pouvait pas être l'un des leurs. Eusebio était différent, il était bon. C'était insensé qu'il soit l'un des pantins du grand mal dont son peuple se méfiait autant... Theobald posa son regard sur ses pattes tremblantes, à la fois perdu et attentionné.
❝ Eusebio... ❞ Il cédait à la panique, noyant le bohémien sous une marée de mots. Le prophète, accusait-il... Si ce traître était lié à tout ça, alors il chercherait des réponses auprès de lui. Après sa soudaine disparition, il avait des comptes à rendre. Theobald avait froncé les sourcils, quand soudainement, une larme s'était écrasé sur l'une de ses pattes. Bien vite, ses yeux se levèrent vers Eusebio, qui pleurait à gros sanglots. ❝ Eusebio. ❞
Il avait haussé la voix, plus fermement que la première fois. Ses pattes s'appuyèrent sur le torse du géant, qu'il regardait dans le blanc des yeux.
❝ Ces pouvoirs, ils t'appartiennent. ❞ affirmait-il. ❝ Il n'en tient qu'à toi de choisir ce que tu veux en faire. Tu es le seul maître de ton destin, ne laisse personne te dire le contraire. ❞
Il était le roi des bohémiens, le meneur et la prêtresse à la fois. C'était son règne, c'était ses choix et à cet instant, il refusait de rejeter cette âme qui s'était toujours rangé à leurs côtés. Les Mavlakas n'abandonnaient pas leurs alliés et Theobald, lui, n'abandonnerait pas celui à qui il avait donné son coeur.
❝ Mais n'en parle à personne. Si la Garde l'apprend, elle t'enfermera et seules les idoles savent ce qu'elle t'obligera à faire pour leur compte. Toi aussi, tu as vu leur soit disante justice, ce jour-là. ❞ Jeter une matriarche à ces fous furieux comme on jetterait un bout de viande à des sauvages, qu'elle était belle, la Garde. ❝ Quels qu'ils soient, ne les utilise qu'en dernier recours. Tu dois garder le secret. ❞
Il ne voulait pas le perdre. Il avait déjà trop perdu.
❝ Je serais là pour toi. Et les bohémiens aussi. ❞ Avec un air déterminé, il avait hoché la tête. ❝ Je te donnerais l'emplacement d'un endroit où tu pourras me trouver ou trouver l'un des miens. Si toi ou ta famille venait à être en danger, allez-y. ❞
Pour leur sécurité, le repaire des bohémiens avait changé d'emplacement et le chemin qu'avait connu Eusebio ne menait plus nul part, mais il tiendrait là un pass vers le nouveau. Pourvu qu'il le retienne, car il ne transcrirait rien sur papier.
Un long frisson parcourut l'échine du paysan, et il eut du mal à déglutir. Il devait dévoiler à Theo la vérité, il le voulait, mais les mots tardaient à sortir, sa bouche était si pâteuse ! Au final, il glissa une patte dans ses cheveux, soupirant. Reprenant celles de son amant, il trouva la force et le courage de relever la tête, pour le regarder dans les yeux. On pouvait lire sa détresse et son angoisse dans le feu agité de ses prunelles, et il se résolut à tout balancer une bonne fois pour toutes, espérant trouver soulagement et apaisement une fois la révélation faite. Du moins, si le beau brun ne rejetait pas ce qu'il était devenu...
- J'avance dans l'inconnu le plus total... Oh, Theo, depuis ce maudit jour, je suis devenu un... un saint, comme ils appellent ça ! Un satané saint, écopant de pouvoirs qui me dépassent et m'effraient ! Et j'ai peur, si peur !
A nouveau, il exhala un long soupir de désespoir, ses pattes tremblant entre celles du bohémien. Qu'allait-il dire ?? Quel regard poserait-il sur le géant à présent ? Voilà peut-être ce qui effrayait le plus Eusebio, qui craignait plus que l'avenir de perdre son âme sœur. Il reprit à toute vitesse, baissant le museau et serrant les paupières, impatient de se débarrasser de son fardeau.
- Le prophète est mêlé à tout ça, il est venu me parler ! Je ne suis pas le seul, mais j'ignore ce qu'il attend vraiment de nous, je ne sais pas si nous devons lui faire confiance !
Lorsqu'un sanglot secoua sa gorge, il se rendit compte qu'il pleurait, mais il n'avait pas le temps d'avoir honte. Il releva ses yeux mouillés de larmes vers Theobald, serrant plus fort que jamais ses pattes contre lui.
- Je ne veux pas être un instrument qui va détruire Paris ! Je n'ai pas choisi d'avoir ces pouvoirs, et je ne veux pas qu'ils soient mal utilisés ! Qu'est-ce que je dois faire, Theo ??
Frambault, se tenir tranquille ? Le bohémien eut un bref rire, amusé. Après la chute de l'Inquisition, il était prêt à parier que celui-ci préparait déjà sa prochaine puterie, ivre de rage... Si son père ne l'avait pas transformé en descente de lit, bien entendu.
Tiré de ses pensées par la voix de son amant, Theobald avait accompagné son geste involontaire d'un regard circonspect. Il aurait aimé voir cette blessure, mais le loup ne semblait pas enclin à la lui montrer. Pas immédiatement, dans tout les cas. Il était préoccupé, trop préoccupé par les derniers événements et... lui-même ?
En serrant tendrement les pattes d'Eusebio, il s'était risqué à poser la question. ❝ Plus tout à fait le même ? Qu'est-ce que tu veux dire ? ❞ Toutefois, sans s'arrêter à celle-ci. ❝ Tout semble vouloir nous faire croire que nous nous dirigeons vers notre perte, Eusebio, mais en réalité, c'est vers l'inconnu que nous avançons. Et nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant, même s'il nous fait peur. ❞ Ses sourcils se froncèrent, les traits tirés par une détermination qui ne lui avait jamais fait défaut. ❝ Sinon, tout ce pour quoi nous nous serons battus, sera perdu. ❞
Et c'était hors de question.
❝ Il y a encore tant à faire. ❞
Rien de grave, personne de blessé dans la famille... Le paysan s'autorisa un petit soupir de soulagement, reportant ensuite son sourire inquiet vers Theo. La blessure la plus douloureuse ne se voyait pas à l'extérieur ; elle était nourrie de trahison, de déception et de rancœur. Et elle serait plus longue à guérir que les quelques égratignures récoltées ce jour-là... Le géant compatissait sincèrement à la douleur de son amant, et secoua la tête aux remerciements de ce dernier. L'entraide était normale, canine, que l'on se voue au Créateur ou aux divinités bohémiennes ; il était déjà heureux que leur geste simple ait pu soulager quelques âmes.
Le beau sourire du beau brun fit fondre Eusebio, qui se laissa aller à un large sourire à son tour, savourant cette petite bulle de paix qu'il pouvait retrouver avec le danseur. Il avait l'impression d'enfin pouvoir respirer librement, après plusieurs jours d'apnée et d'angoisse - même si l'évocation du Limier lui remit rapidement les idées en place, et sa moue se fit plus contrariée.
- Encore dans mes pattes, ce nobliau... Je n'avais pas le choix, et je ne regrette rien. J'espère seulement que la dissolution de l'Inquisition le fera se tenir tranquille. Le jeune loup secoua la tête, chassant le vilain personnage de ses pensées, et retrouva un sourire las. Je n'en suis pas sorti indemne, mais il n'y a rien d'inquiétant.
Il eut un mouvement de patte involontaire vers sa gorge, malmenée par le balafré ; la blessure était dissimulée dans le col de sa veste et sous l'étoffe enroulée sur ses épaules. Lacri n'avait pas oublié la recette miracle apprise lors de sa première blessure sérieuse... A croire qu'il finirait par porter des marques de tous les membres de la famille de Montdargue.
- Je suis surtout désorienté par ce qui a été dit et la position de la Garde... je ne retrouve plus la ville que j'ai connu, et si c'est pour le mieux par certains côtés, l'avenir ne manque pas de m'effrayer parfois.
Cette fois, il ne parvint plus à sourire, et baissa la tête. Ses pattes trouvèrent celles de Theo et il s'y cramponna comme si sa survie en dépendait - et c'était probablement le cas, vu qu'il n'imaginait pas un instant être séparé du bohémien.
- En plus de ça j'ai remarqué... Je- je ne suis plus tout à fait le même depuis le jour de Conscience, et ces changements me font peur. Je n'arrive pas à cerner les intentions du Prophète, et j'ai l'impression qu'une catastrophe est imminente, sans que je puisse y changer quoi que ce soit...
À l'entente des murmures du géant, le bohémien s'était mis à sourire ; malgré ce que pouvait dire toutes ces langues de vipère, couards et menteurs... Eusebio n'avait jamais douté de lui ou de sa famille. Il restait fidèle à lui-même, et c'était ce qui faisait tout son charme. Dire qu'il avait plus de droiture que l'ensemble de cette foutue garde, ô si sainte... Il en avait envie de vomir.
Qu'il avait été idiot de croire en elles ; ses dites amies.
❝ Rien de grave, ne t'en fais pas. ❞ avait-il répondu, tandis que son amant l'inspectait. Il avait été blessé, mais ses plaies étaient bénignes ; son adversaire avait hésité... étrangement. Mais qu'importe, il n'était qu'un traite de plus ; celui qui avait brisé le coeur de Blanche. ❝ Mes soeurs n'ont rien ; personne n'a été blessé. ❞
En prononçant ces mots, ses sourcils s'étaient vaguement froncés ; on pouvait dire qu'Erin avait évité le pire. Il aurait dû la réprimander pour avoir pris de tels risques, mais... Comment pourrait-il, après ce qu'il s'est passé. ❝ C'est nos coeurs qui souffrent. ❞ Il s'était radouci, étirant un sourire attristé avant que la surprise ne refasse surface.
Theobald savait leur famille généreuse, mais à ce point ! Il en resta interdit quelques instants, l'émotion lui serrant la gorge ; jusqu'à ce qu'enfin, il trouve les bons mots.
❝ Vous êtes si bons avec nous... Nous ne savons pas comment vous remerciez. ❞ souffla-t-il, sincère. En reculant sa tête, il plongea ses yeux dans les siens ; gardant son corps prêt du sien. ❝ Vos fleurs ont accompagnées Illfada dans sa prochaine vie, et vos paniers ont enchantés quelques coeurs trop accablés. ❞
Qui ne serait pas touché par une telle bonté ? Theobald lui avait décerné un sourire, reconnaissant. Toutefois, le géant n'était pas le seul inquiet et très vite, il avait repris une mine sérieuse.
❝ Mais.... Je ne veux pas vous mêlez à tout ça. Surtout pas toi ; tu as déjà pris trop de risques en affrontant Frambault. ❞ Désormais; mieux valait qu'il se fasse discret ; cette raclure n'en restait certainement pas là et si on surprenait la famille en la présence de bohémiens... Qui sait ce qui pourrait advenir. ❝ Et toi ? Tu es blessé ? ❞
Un instant le paysan craignit d’avoir fait irruption au mauvais moment, trop bruyamment, de déranger plus que soulager le bohémien ; mais celui-ci, l’ayant vu surgir avec surprise, se laissa ensuite aller contre le jeune loup, qui en respira un peu mieux. Une douce chaleur naissait en lui tandis qu'il refermait ses pattes sur le dos de Theo, posant sa joue contre lui, le serrant avec tendresse contre son cœur.
Le prix de la paix… Sûrement était-il si élevé car leurs adversaires n’en connaissaient pas la vraie valeur. On la négligeait quand elle était là, et une fois disparue on versait des mille et des cent pour la retrouver. Pourquoi ce ne pouvait être plus simple… Il n’avait pas de réponse à ça.
Les dernières paroles du beau brun, soufflées dans son cou, lui firent comme une petite décharge dans toutes ses terminaisons nerveuses, et Eusebio en rougit ; il était honteux de se sentir livré à de tels sentiments alors que son amant avait le cœur en peine. Mais, tout de même, il n’y pouvait rien, et plutôt que de se renier, il préféra s’y abandonner totalement, se collant plus étroitement au bohémien.
- Tu m’as manqué aussi… J’ai eu peur plus d’une fois ces derniers temps.
Se redressant légèrement, le géant se permit un petit examen rapproché de ce visage et ce corps tant adorés qu’il avait contre lui. Une légère inquiétude se peignait sur ses traits.
- Tu n’as pas de blessures sévères ? Ni tes sœurs ? J’espère que tout le monde se porte bien malgré tout…
De trop nombreuses questions menaçaient d’affluer, et il tâcha de les brider.
- Tu sais qu’en cas de besoin, vous pouvez venir… il y a toujours de quoi s’abriter, se soigner ou se restaurer chez nous pour vous.
C'était rapide, trop même ; quelqu'un ou quelque chose lui fonçait dessus. Une attaque ? Il avait pourtant été certain de ne pas être suivi... En fronçant ses sourcils, Theobald avait relevé la tête et s'était préparé à se battre... lorsqu'il se retrouva nez à nez avec un visage plus que familier.
La surprise lui avait cloué le bec, autant que son amant l'avait cloué contre un arbre. Son florilège de larmes s'était atténué, laissant au bohémien le plaisir de revoir l'innocence du doux géant ; il était toujours lui, malgré tout. ❝ ... ❞ Son éloquence perdue, il s'était contenté de soutenir son regard tandis qu'il se penchait vers lui, se réconfortant avec cette tendresse dont il le couvrait. Elle lui avait tant manqué ; il lui avait tant manqué.
Dans un soupir, il avait posé son front contre sa poitrine ; murmurant d'une voix cassée. ❝ Pourquoi la paix a un tel prix ? ❞ La dissolution de l'Inquisition était l'une de ses plus grandes réussites et pourtant, il ne parvenait pas à s'en réjouir ; l'euphorie l'avait quitté.
Sans attendre de réponse à sa question- trop abstraite pour en avoir réellement une, Theobald plongea son museau dans le cou de son amant et doucement, se pressa contre lui. Sa capuche tomba d'elle-même, libérant ses cheveux qu'il avait laissés détacher.
❝ Tu m'as manqué. ❞
La plaie des bohémiens était encore récente ; depuis ce triste jour, où Mama Illfada avait été tuée par la folie de l’Inquisition, Eusebio était inquiet. Déjà, l’absence de Lorenzo avait mis la ferme Gianotti en émoi, chacun s’inquiétant du sort réservé au gentil renard ; mais surtout le meurtre de la vieille chienne avait secoué la famille, toujours en bons termes avec les bohémiens. Lacri avait déjà missionné son aîné de leur transmettre quelques paniers garnis et des fleurs pour le deuil de leur parente, mais celui-ci ne se sentait pas satisfait. Il n’avait pas encore eu l’occasion de revoir Theobald, et dès lors, le jeune loup décida d’arpenter la forêt, traînant du côté de la porte discrète vers Paris.
Il en allait jusqu’à délaisser certaines de ses tâches habituelles, mais sa mère, voyant son trouble et son inquiétude, n’avait pas le cœur de le rappeler, et le regardait partir en se signant et secouant doucement la tête. Une mère voyait bien plus de choses que ce que ses enfants voulaient bien lui montrer.
Aujourd'hui, le paysan avait déjà fait trois fois le chemin vers la poterne, errant au hasard, puis se hâtant, sortant du sentier, revenant dessus… Finalement, il décida de s’enfoncer dans les fourrés, laissant le destin guider ses pattes lasses. Encore une journée sans nouvelles… Si sa dernière aventure pour trouver les bohémiens ne s’était pas déjà soldée par un échec, il l’aurait bien retentée, mais à présent ce serait surtout une perte de temps.
Dépité, Eusebio poussa un soupir ; tant pis, peut-être que demain, Theo viendrait par ici. Avec un bref soupir, l’italien entamait son demi-tour lorsque non loin de lui fila quelque chose, à toute vitesse ; dans un sursaut, il écouta mieux, mais c’était passé. Du gibier ? Ou bien…
Il lui faudrait en avoir le cœur net. Tendu et aux aguets, le jeune loup s’élança sur la piste fraîche, et lui parvint une odeur épicée bien connue… Sa tension cardiaque doubla mais il accéléra de plus belle, trop pressé de le voir apparaître. Il arrivait finalement si vite qu’il faillit réitérer l’épisode douloureux du sauvetage d’Aécia… Ou le vol plané du balafré, dans des circonstances moins joyeuses.
Eusebio freina des quatre fers, et put s’arrêter de justesse avant de percuter son amant, coinçant involontairement - bien sûr - ce dernier contre un arbre. Gêné comme pas permis, il tenta un sourire maladroit, les joues déjà cramoisies. Mais un rapide regard sur le visage du beau brun lui ôta toute envie de fanfaronner, et il se contenta de pencher la tête vers lui.
- Oh Theo…
Il n’était plus question de lui dire comme il lui avait manqué, comme il avait attendu de le revoir, comme il était toujours aussi… aussi beau… mais tout ça semblait vain à ses yeux, après ce qui s’était passé. Tout ce qu’il souhaitait maintenant, c’était alléger la peine qu'il lisait dans le regard de Theo, et il posa les pattes sur ses épaules, sans rien ajouter ; ses grands yeux d’ambre couvaient le brun, plongeaient en lui, cherchant à sonder son âme, désireux de soulager son deuil.