Sa Grâce était fort mécontente. C'était plutôt rare de voir l'Archidiacre réellement agacé, sourcils et museau froncés, mais aujourd'hui l'occasion se présentait de manière tout à fait agaçante pour lui. La faute en incombait à plusieurs choses : déjà, encore et toujours ce rhume des foins, qui n'en finissait pas de lui chatouiller les yeux et la truffe dès qu'il sortait une patte ; ensuite, ce regrettable contre-temps de chaise à porteurs cassée, qui l'immobilisait en pleine rue pour un temps encore indéterminé ; oh, et puis tant qu'à faire une liste, il était déjà en partant plutôt contrarié de se déplacer pour se rendre à un goûter organisé par son frère, qui avait jugé bon de le prévenir seulement une heure avant le début des festivités - mais avait quand même insisté sur la présence de Clotaire.
Tout ceci faisait de cet après-midi parisien un peu grisonnant une mauvaise journée selon le barzoï, qui attendait que son moyen de locomotion soit réparé en patientant sagement sur le bas-côté. La rue n'était heureusement pas trop passante, même si quelques rares badauds étaient déjà venus quémander sa bénédiction ; mais l'avantage d'être resté discret ces deux dernières années, c'est que Sa Grâce passait encore relativement inaperçue dans les rues de Paris. De toute façon, il avait fait en sorte de se vêtir de vêtements discrets, certes de bonne facture, mais point trop voyants, vu qu'il n'était pas de sortie officielle. Seule la lourde croix d'argent, montée sur des maillons du même métal, pouvait indiquer son appartenance au clergé, sans le désigner véritablement comme Archidiacre.
C'était tout aussi bien pour lui. Son museau n'arrêtait pas de couler, et il avait toujours du mal à se retrouver au milieu d'une foule, alors il souhaitait préserver son anonymat autant que possible et passer inaperçu. Quand l'un des domestiques vint lui annoncer que la pièce cassée impliquait une réparation plus longue que prévue, son Éminence laissa échapper un long soupir, renifla aussi dignement que possible et le congédia avec un message.
- Faites-le savoir à mon frère. Dites-lui donc de m'envoyer une autre chaise s'il tient tant à ce que je sois présent.
Le ton froid pouvait surprendre, venant de l'Archidiacre et destiné à un membre de sa famille, mais Clotaire ne se souciait guère de ce détail. Il souhaitait quitter cet endroit crotté au plus vite, mais vu qu'il ne pouvait repartir dans l'immédiat, autant trouver un autre refuge... Levant son museau rougi et encombré, il avisa alors une enseigne, gravée avec le dessin d'un livre ; très bien, ça ferait l'affaire pour le moment. Le Créateur, dans sa Bonté, devait avoir mis ce signe sur sa route, et il honorerait donc de sa présence cette petite boutique en attendant que les réparations soient faites. Indiquant ses intentions à ses gens, et refusant d'un ton plus courroucé la présence d'un garde pour veiller à sa sécurité, Sa Grâce franchit ensuite le seuil de la petite maison.
A peine entré, un éternuement imprévu annonça sa présence, et il sortit un délicat mouchoir ouvragé de sa poche pour tamponner sa truffe irritée. Les yeux larmoyants, il chercha ensuite quelqu'un à qui s'adresser, ne serait-ce que pour prévenir plus courtoisement de son entrée.
- Veuillez pardonner cette entrée en matière fort inconvenante, ironisa-t-il avec un fin sourire sur les babines, sans trop savoir à qui il s'adressait. Son regard tomba alors sur les rayonnages l'environnant, et devant toutes ces belles couvertures de livres, l'Archidiacre afficha une mine assez surprise. Quelle belle collection d'ouvrages ! Serais-je entré dans une bibliothèque ?
Clotaire observa les recherches méticuleuses de la libraire avec un sourire amusé - parfois traversé par une grimace lorsqu'il s'acharnait à prendre de grandes lampées d'infusion. Tandis qu'animée par une nouvelle idée, Sibylline traversait la pièce en coup de vent, Sa Grâce avala tout rond le reste du liquide, manquant s'étouffer au passage. Il toussa poliment dans son mouchoir, mais put au moins reposer sa tasse - vide. Bien, une bonne chose de faite, pourvu que son rhume en pâtisse sérieusement ! D'ailleurs, tout au long de cet entretien, il l'avait quasiment oublié, remarqua-t-il... Aaah le Créateur recelait bien des surprises pour veiller sur ses ouailles !
Cependant, les pensées de sa Grâce furent stoppées lorsque la jeune demoiselle reparut, tendant devant elle un ouvrage à la belle couverture enluminée. Ouvrant des yeux ronds, Clotaire détailla le superbe travail, avant de fixer la jolie chienne avec stupeur. Un si beau cadeau, fort en symbolique pour elle et sa famille, n'était-ce pas trop ?? Il lui coûtait visiblement de s'en séparer... Mais maintenant que l'Archidiacre voyait miroiter sous son long nez ce beau présent, il aurait eu du mal à le refuser tant sa curiosité était titillée. De plus, le sourire affirmé de la libraire lui confirma qu'elle était prête à s'en séparer, et une part légèrement hypocrite du barzoï se dit qu'il valait mieux pour elle et sa boutique qu'on n'y trouve point d'ouvrage un peu trop... exotique. Sans aucun doute, un tel livre entre les pattes d'un Montdargue, et il partirait en fumée ! Non, non, pas question, il était bien trop beau pour ça.
L'Archidiacre reçut le précieux livre avec grand délicatesse, s'absorbant dans sa contemplation. Vraiment, un ouvrage de belle facture, et un travail appliqué dans ses illustrations ! Contes et légendes, voilà en plus un titre qui faisait bondir en lui la fibre voyageuse de son être, avide de s'évader pour quelques heures loin de Paris. Il prierait avec ferveur le Créateur ce soir, de l'avoir si bien inspiré d'entrer ici !
- Miss Blodwyn... Il avait quelques rudiments de langue étrangère, glanée ici et là dans la bibliothèque familiale, et se plut à l'appeler ainsi, dissimulant tant bien que mal son émotion. Je... eh bien, en vous demandant quelque chose de personnel, je ne m'attendais pas à recevoir un lot de votre héritage familial ! Ses pattes se resserrèrent sur la couverture, et il releva son fin museau vers la demoiselle, qui elle avait baissé le sien. Croyez bien que je suis honoré de recevoir un tel cadeau. J'ai l'impression que vous me donnez bien plus que ce que j'ai pu vous apporter !!
Il eut un petit rire, et à nouveau observa le beau livre entre ses pattes. En voilà un qui allait bien vite se retrouver à l'abri dans le presbytère ; Clotaire se chargerait même de lui dénicher une petite cachette pour être certain qu'il serait hors de vue des personnes malavisées. Du moins, quand il l'aurait entièrement lu.
Un mouvement à l'extérieur, à travers la fenêtre, attira son attention, et il crut comprendre qu'on le cherchait ; sans doute un message de son frère. L'instant de grâce était terminé. Souriant à l'adresse de sa charmante interlocutrice, Son Excellence se pencha vers elle, complice et l’œil vif.
- Votre trésor sera en sécurité avec moi. J'en prendrai effectivement grand soin... Merci, dame Sibylline.
Avisant un mouvement un peu plus agité au-dehors, Clotaire se leva, brossant quelques miettes de ses habits avant de ranger le livre dans l'une de ses grandes poches, où il passerait inaperçu. Il valait mieux aller au-devant de ses gens avant que ceux-ci ne dévoilent son identité... Autant que faire se pouvait, il souhaitait rester aux yeux de la jeune Blodwyn comme le père d'Aspremont, tout simplement. Tournant un doux regard dans sa direction, le barzoï inclina légèrement la tête.
- Je regrette, je crois que l'on me cherche dehors. Il me faut vous quitter, mais croyez-bien que j'ai passé un très bon moment entre ces murs. J'y reviendrai, dès que j'en aurai l'occasion.
Les voix se rapprochaient de la porte de la librairie, aussi repassant dans celle-ci, Sa Grâce accéléra quelque peu le pas, se retournant tout de même une dernière fois vers son hôte.
- Je suis sincèrement navré de partir si vite, mais je suis attendu... Et l'oisiveté n'est guère conseillée pour les serviteurs du Créateur ! Il eut un peu honte en disant cela, lui qui n'allait nullement œuvrer pour son Seigneur mais plutôt subir les nobliesses du goûter fraternel... Cependant il n'en montra rien, reprenant plutôt d'un ton enjoué. N'oubliez pas ce que je vous ai dit, ma chère ! Gardez la foi, priez sincèrement, et vous serez entendue. Les âmes bonnes et justes ne peuvent être écrasées par la haine et le mépris des ignorants.
Et sur un nouveau signe de tête, il ouvrit la porte et sortit, la refermant vivement derrière lui. Il intima le silence à ses domestiques d'un mouvement impérieux de la patte, secouant la tête, et se dirigea vers le nouveau véhicule apprêté pour lui par son frère, de toute évidence. Il n'échapperait donc pas plus longtemps aux politesses, quel dommage. Mais il remerciait déjà grandement le Créateur pour cet intermède de calme et de découvertes, posant une patte sur le renflement du livre dissimulé dans sa poche. Oui, des découvertes intéressantes, sans aucun doute.