Sa Grâce était fort mécontente. C'était plutôt rare de voir l'Archidiacre réellement agacé, sourcils et museau froncés, mais aujourd'hui l'occasion se présentait de manière tout à fait agaçante pour lui. La faute en incombait à plusieurs choses : déjà, encore et toujours ce rhume des foins, qui n'en finissait pas de lui chatouiller les yeux et la truffe dès qu'il sortait une patte ; ensuite, ce regrettable contre-temps de chaise à porteurs cassée, qui l'immobilisait en pleine rue pour un temps encore indéterminé ; oh, et puis tant qu'à faire une liste, il était déjà en partant plutôt contrarié de se déplacer pour se rendre à un goûter organisé par son frère, qui avait jugé bon de le prévenir seulement une heure avant le début des festivités - mais avait quand même insisté sur la présence de Clotaire.
Tout ceci faisait de cet après-midi parisien un peu grisonnant une mauvaise journée selon le barzoï, qui attendait que son moyen de locomotion soit réparé en patientant sagement sur le bas-côté. La rue n'était heureusement pas trop passante, même si quelques rares badauds étaient déjà venus quémander sa bénédiction ; mais l'avantage d'être resté discret ces deux dernières années, c'est que Sa Grâce passait encore relativement inaperçue dans les rues de Paris. De toute façon, il avait fait en sorte de se vêtir de vêtements discrets, certes de bonne facture, mais point trop voyants, vu qu'il n'était pas de sortie officielle. Seule la lourde croix d'argent, montée sur des maillons du même métal, pouvait indiquer son appartenance au clergé, sans le désigner véritablement comme Archidiacre.
C'était tout aussi bien pour lui. Son museau n'arrêtait pas de couler, et il avait toujours du mal à se retrouver au milieu d'une foule, alors il souhaitait préserver son anonymat autant que possible et passer inaperçu. Quand l'un des domestiques vint lui annoncer que la pièce cassée impliquait une réparation plus longue que prévue, son Éminence laissa échapper un long soupir, renifla aussi dignement que possible et le congédia avec un message.
- Faites-le savoir à mon frère. Dites-lui donc de m'envoyer une autre chaise s'il tient tant à ce que je sois présent.
Le ton froid pouvait surprendre, venant de l'Archidiacre et destiné à un membre de sa famille, mais Clotaire ne se souciait guère de ce détail. Il souhaitait quitter cet endroit crotté au plus vite, mais vu qu'il ne pouvait repartir dans l'immédiat, autant trouver un autre refuge... Levant son museau rougi et encombré, il avisa alors une enseigne, gravée avec le dessin d'un livre ; très bien, ça ferait l'affaire pour le moment. Le Créateur, dans sa Bonté, devait avoir mis ce signe sur sa route, et il honorerait donc de sa présence cette petite boutique en attendant que les réparations soient faites. Indiquant ses intentions à ses gens, et refusant d'un ton plus courroucé la présence d'un garde pour veiller à sa sécurité, Sa Grâce franchit ensuite le seuil de la petite maison.
A peine entré, un éternuement imprévu annonça sa présence, et il sortit un délicat mouchoir ouvragé de sa poche pour tamponner sa truffe irritée. Les yeux larmoyants, il chercha ensuite quelqu'un à qui s'adresser, ne serait-ce que pour prévenir plus courtoisement de son entrée.
- Veuillez pardonner cette entrée en matière fort inconvenante, ironisa-t-il avec un fin sourire sur les babines, sans trop savoir à qui il s'adressait. Son regard tomba alors sur les rayonnages l'environnant, et devant toutes ces belles couvertures de livres, l'Archidiacre afficha une mine assez surprise. Quelle belle collection d'ouvrages ! Serais-je entré dans une bibliothèque ?
Clotaire observa les recherches méticuleuses de la libraire avec un sourire amusé - parfois traversé par une grimace lorsqu'il s'acharnait à prendre de grandes lampées d'infusion. Tandis qu'animée par une nouvelle idée, Sibylline traversait la pièce en coup de vent, Sa Grâce avala tout rond le reste du liquide, manquant s'étouffer au passage. Il toussa poliment dans son mouchoir, mais put au moins reposer sa tasse - vide. Bien, une bonne chose de faite, pourvu que son rhume en pâtisse sérieusement ! D'ailleurs, tout au long de cet entretien, il l'avait quasiment oublié, remarqua-t-il... Aaah le Créateur recelait bien des surprises pour veiller sur ses ouailles !
Cependant, les pensées de sa Grâce furent stoppées lorsque la jeune demoiselle reparut, tendant devant elle un ouvrage à la belle couverture enluminée. Ouvrant des yeux ronds, Clotaire détailla le superbe travail, avant de fixer la jolie chienne avec stupeur. Un si beau cadeau, fort en symbolique pour elle et sa famille, n'était-ce pas trop ?? Il lui coûtait visiblement de s'en séparer... Mais maintenant que l'Archidiacre voyait miroiter sous son long nez ce beau présent, il aurait eu du mal à le refuser tant sa curiosité était titillée. De plus, le sourire affirmé de la libraire lui confirma qu'elle était prête à s'en séparer, et une part légèrement hypocrite du barzoï se dit qu'il valait mieux pour elle et sa boutique qu'on n'y trouve point d'ouvrage un peu trop... exotique. Sans aucun doute, un tel livre entre les pattes d'un Montdargue, et il partirait en fumée ! Non, non, pas question, il était bien trop beau pour ça.
L'Archidiacre reçut le précieux livre avec grand délicatesse, s'absorbant dans sa contemplation. Vraiment, un ouvrage de belle facture, et un travail appliqué dans ses illustrations ! Contes et légendes, voilà en plus un titre qui faisait bondir en lui la fibre voyageuse de son être, avide de s'évader pour quelques heures loin de Paris. Il prierait avec ferveur le Créateur ce soir, de l'avoir si bien inspiré d'entrer ici !
- Miss Blodwyn... Il avait quelques rudiments de langue étrangère, glanée ici et là dans la bibliothèque familiale, et se plut à l'appeler ainsi, dissimulant tant bien que mal son émotion. Je... eh bien, en vous demandant quelque chose de personnel, je ne m'attendais pas à recevoir un lot de votre héritage familial ! Ses pattes se resserrèrent sur la couverture, et il releva son fin museau vers la demoiselle, qui elle avait baissé le sien. Croyez bien que je suis honoré de recevoir un tel cadeau. J'ai l'impression que vous me donnez bien plus que ce que j'ai pu vous apporter !!
Il eut un petit rire, et à nouveau observa le beau livre entre ses pattes. En voilà un qui allait bien vite se retrouver à l'abri dans le presbytère ; Clotaire se chargerait même de lui dénicher une petite cachette pour être certain qu'il serait hors de vue des personnes malavisées. Du moins, quand il l'aurait entièrement lu.
Un mouvement à l'extérieur, à travers la fenêtre, attira son attention, et il crut comprendre qu'on le cherchait ; sans doute un message de son frère. L'instant de grâce était terminé. Souriant à l'adresse de sa charmante interlocutrice, Son Excellence se pencha vers elle, complice et l’œil vif.
- Votre trésor sera en sécurité avec moi. J'en prendrai effectivement grand soin... Merci, dame Sibylline.
Avisant un mouvement un peu plus agité au-dehors, Clotaire se leva, brossant quelques miettes de ses habits avant de ranger le livre dans l'une de ses grandes poches, où il passerait inaperçu. Il valait mieux aller au-devant de ses gens avant que ceux-ci ne dévoilent son identité... Autant que faire se pouvait, il souhaitait rester aux yeux de la jeune Blodwyn comme le père d'Aspremont, tout simplement. Tournant un doux regard dans sa direction, le barzoï inclina légèrement la tête.
- Je regrette, je crois que l'on me cherche dehors. Il me faut vous quitter, mais croyez-bien que j'ai passé un très bon moment entre ces murs. J'y reviendrai, dès que j'en aurai l'occasion.
Les voix se rapprochaient de la porte de la librairie, aussi repassant dans celle-ci, Sa Grâce accéléra quelque peu le pas, se retournant tout de même une dernière fois vers son hôte.
- Je suis sincèrement navré de partir si vite, mais je suis attendu... Et l'oisiveté n'est guère conseillée pour les serviteurs du Créateur ! Il eut un peu honte en disant cela, lui qui n'allait nullement œuvrer pour son Seigneur mais plutôt subir les nobliesses du goûter fraternel... Cependant il n'en montra rien, reprenant plutôt d'un ton enjoué. N'oubliez pas ce que je vous ai dit, ma chère ! Gardez la foi, priez sincèrement, et vous serez entendue. Les âmes bonnes et justes ne peuvent être écrasées par la haine et le mépris des ignorants.
Et sur un nouveau signe de tête, il ouvrit la porte et sortit, la refermant vivement derrière lui. Il intima le silence à ses domestiques d'un mouvement impérieux de la patte, secouant la tête, et se dirigea vers le nouveau véhicule apprêté pour lui par son frère, de toute évidence. Il n'échapperait donc pas plus longtemps aux politesses, quel dommage. Mais il remerciait déjà grandement le Créateur pour cet intermède de calme et de découvertes, posant une patte sur le renflement du livre dissimulé dans sa poche. Oui, des découvertes intéressantes, sans aucun doute.
Sibylline eut un air surpris.
- M... Moi ? Elle crut sentir son pelage s'ébouriffer d'un iota, tandis que la jeune chienne regardait un bref instant le Père d'Aspremont, presque timidement. Et bien... Sibylline laissa transparaître un petit sourire. D'accord !
Ainsi fait, elle se leva de son fauteuil, puis réfléchit un instant. Que pouvait-elle bien offrir à cet invité si doux et bon avec elle ? Tournant dans sa bibliothèque, elle observait quelques rayons, poussait un livre, en regardait un, puis un autre, avant de se tourner vers le précédent lieu d'où elle venait. Elle ne connaissait pas les goûts du Père d'Aspremont, et avait bien trop peur de le décevoir. Lui offrir un livre traitant de religion ? Alors qu'il en avait fait sa profession ? Trop banal ! Un livre de géographie ? Mais il semblait déjà si cultivé ! Un livre d'Art ? Peut être trop original, comme cadeau ? Elle ne voulait pas lui faire un cadeau banal ou peu adapté.
Elle ne voulait pas lui faire un cadeau banal, parce qu'il n'était pas banal. Il lui avait permis de sourire. Il lui avait offert toute sa gentillesse et son attention. Continuant ses recherches, grimpant même - avec habileté - à son échelle pour trouver de potentielles lectures laissées à l'abandon, elle réfléchit un instant. Puis... Elle sut. Elle eut un sourire, descendit de l'échelle avec tout autant d'adresse, puis fila vers un petit coin reclu de la bilbliothèque ; tirant sous une nappe un grand coffre de bois. Oui, à présent, elle savait. Ouvrant le coffre, elle en dévoila ses trésors : Des livres tout particuliers, ses préférés, certains de son pays natal, d'autres plus intimes, et... Oh.
Elle tira du lot un petit livre à la couverture chatoyante. Malgré les années, il était encore en très bon état. Un instant, Sibylline crut se sentir pleurer de nouveau. Mais son sourire revint, et elle revint vers le Père D'Aspremont, en lui tendant le livre, timidement. Sur la couverture, il y avait deux chiens, L'un blanc, et l'un doré, accompagnés d'un phénix, le titre s'intitulant Contes et Légendes Oubliées d'Irlande.
Sibylline cherchait ses mots, tant l'émotion lui nouait la gorge.
- A l'origine... Elle dut avoir une petite pause. C'était un livre appartenant à ma famille, qui fut écrit par l'un de mes aïeuls. On le transmettait de générations en générations. Mais... Ma mère eut tout juste le temps d'écrire la version française, ici là, avant que le livre original ne soit saisi avec nos principaux biens. Elle a elle-même fait la couverture, les enluminures.... C'était une vraie artiste. Sentant les larmes monter, Sibylline inspira. Chaque soir, mes frères aînés et moi même avions la chance d'écouter une de ces histoires. Ma mère en a même rajoutés. Elle avait un don particulier, une vraie conteuse. Ces histoires vibraient en nous, même encore maintenant. C'est la seule chose qui me reste d'elle, nous avons été séparées, depuis longtemps maintenant. Je ne sais pas si elle est encore en vie, mais... Elle releva la tête vers son invité, et lui sourit. Elle aurait certainement approuvé mon choix.
La jeune chienne hocha la tête.
- Il est à vous, à présent. Elle posa le livre dans ses pattes, et ses yeux embués, l'observèrent avec tendresse. Je sais que vous en prendrez bien soin.
Elle eut un geste vers lui, puis, se rappelant la position de son hôte, se ravisa. Il régna un instant de silence, durant lequel Sibylline fut un peu gêné, puis, un sourire poli vint effacer ce moment fugace. Son regard se baissa, une nouvelle fois.
Eh bien, une vie longue et sereine, c'était toujours bon à prendre pour l'Archidiacre, surtout connaissant le destin de son prédécesseur ! Cette délicate attention toucha Clotaire, dont le sourire se fit plus tendre. Il ne s'était jamais attaché à personne de manière vraiment "affectueuse", mais cette pauvre âme perdue dans sa librairie et sa solitude ne le laissait pas de marbre, et il sentit naître en lui l'envie de protéger cette petite flamme encore vacillante. En voyant le sourire que Sibylline releva vers lui, il en fut certain ; la jeune Blodwyn ne serait guère ennuyée plus longtemps par l'Inquisition. C'était pour porter secours à des âmes perdues comme la sienne qu'il aimait les ordres et acceptait sa vocation forcée dans la religion canisthique, on ne lui ôterait pas facilement ce droit.
- Vous n'avez pas à me remercier, mon enfant. Vous voir sourire à nouveau est déjà source d'une grande joie. Appuyant ses propos, le barzoï hocha son long nez, avant de redresser des yeux surpris par le cadeau que la libraire souhaitait lui faire. Un livre, vous êtes sûre ? Eh bien...
C'était un geste très délicat de sa part, et il en fut ému. Retrouvant la liberté de ses pattes, il les tritura un instant, avant de laisser échapper un bref éclat de rire en se voyant proposer à nouveau l'assiette des fameux sablés. Il faudrait au moins ça pour venir à bout de l'infusion d'orties... aussi piocha-t-il sans timidité un gâteau, qu'il croqua avec un sourire en coin.
- J'accepte votre cadeau, à une condition ; c'est vous qui choisissez le livre que vous voulez m'offrir. Un ouvrage que vous aimez, que vous trouvez intéressant... Qu'importe, tant qu'il a du sens pour vous.
Le barzoï regardait son interlocutrice, avalant quelques gorgées de son breuvage sans ciller - bien que le goût et le liquide à présent froid ne soient guère appétissants. Il avait hâte de voir ce qu'elle choisirait ! Un livre était un objet si personnel... Cédant à une curiosité assez peu canisthique, l'Archidiacre souhaitait voir ce qu'il pourrait apprendre de plus de la jeune Sibylline à travers son présent.
Un pâle, très pâle sourire vint étirer les babines de Sibylline.
- Et moi, je prierai chaque jour pour que vous ayez la vie la plus longue et la plus sereine possible, murmura-t-elle, la gorge encore serrée.
Elle eut quelques dernières larmes, essuyées avec douceur par son invité. Baissant la tête, fermant les yeux, ce fut au tour de Sibylline de prendre délicatement les pattes du Père d'Aspremont. Les siennes tremblaient légèrement, la jeune chienne était encore tout émue. Jamais, elle n'avait entendu de telles paroles, et une telle gentillesse. Pas même de sa mère, perdue dans une noirceur sans fin, pas même de Joruk, trop occupé par son insertion à la Garde, pas même de... Non, personne ne lui avait témoigné une telle bonté. Secouée de légers spasmes suite à ses pleurs, Sibylline tachait de reprendre contenance. Elle n'avait pas lâché les pattes du Père d'Aspremont, comme si celles-ci étaient la dernière chose à laquelle Sibylline pouvait se raccrocher. A vrai dire, elle n'avait plus espéré une telle écoute.
Il lui sembla alors que quelque chose de longtemps éteint se ralluma en son être, une petite flamme, une petite flamme fragile. Un espoir, mince, si mince, qu'il ne serait qu'un fil coupé par des ciseaux, mais qu'importe ! Pour la première fois dans son arrivée en cette petite boutique qu'elle avait elle même refaite de toutes parts, sans aucune aide, sans aucune parole aimable, Sibylline se sentit un peu plus apaisée. La gentillesse et la douceur parvenaient à survivre en ce monde sombre, son invité en était la preuve même. Elle ne savait comment le remercier, toujours tête baissée, yeux fermés, petite silhouette tremblotante encore, toute secouée de cet instant si unique. Elle avait trouvé un confident. Une personne qui croyait en elle et ses valeurs, en sa petite librairie du fond d'une rue. Enfin, elle releva la tête vers lui, et lui sourit, véritablement, d'un sincère et beau sourire.
- Je... Je ne sais comment vous remercier, mon Père. Je... Elle détourna le regard, un peu gênée. J'aimerai vous offrir un présent. Ce n'est pas grand chose face à la bonté que vous avez eu à mon égard, mais... Elle eut encore du mal à parler, et lâcha alors les pattes du Père D'Aspremont. Permettez moi de vous offrir un des livres de ma librairie, ou de ma bibliothèque, celui de votre choix. Je...
Elle n'acheva pas sa phrase, se contentant de lui tendre l'assiette contenant encore de nombreux sablés. Une méthode comme une autre pour palier à son manque de paroles.
Clotaire avait bien du mal à faire descendre le niveau d'infusion dans sa tasse ; sans être mauvais, le breuvage n'avait rien des thés délicatement parfumés qu'il avait pour habitude de boire dans son bureau, et malgré les petites lampées qu'il avalait, il avait l'impression que le maudit récipient était toujours aussi rempli... En revanche, les sablés disparaissaient avec bien plus de facilité, mais alors qu'il s'attaquait au troisième, Sibylline lui délivra des propos d'une telle amertume qu'il peina à en venir à bout, déglutissant avec difficulté. Et pour la suite, son appétit en fut totalement coupé.
Sa Grâce reposa sa tasse et porta son doux regard sur la demoiselle libraire, restant silencieux tandis qu'elle débitait sa terrible histoire, dépeignant le spectacle monstrueux auquel elle et sa famille avaient été confrontés. Clotaire vit qu'elle pleurait, et se sentit désolé pour le triste destin qu'elle connaissait dans sa jeune existence. Une telle solitude, bien sûr que ça devait lui peser sur le cœur, il était bien placé pour le comprendre... La jolie chienne était livrée aux larmes, et pour la réconforter, le père d'Aspremont prit sa petite patte dans la sienne, par-dessus la table des victuailles. La serrant quelques instants, il s'adressa à elle d'un ton plein de douceur.
- Je n'ai rien à vous pardonner, mon enfant... Le Créateur envoie à chacun son lot d'épreuves pour affermir notre foi, et la votre est bien lourde à porter pour de si jeunes épaules. Il se trouvait un peu ennuyé, ne sachant trop comment soulager de sa peine cette demoiselle dont la famille était catégorisée hérétique. Je veux bien croire que cette situation soit dure... Pourtant, regardez autour de vous ; d'un geste circulaire de son autre patte, il désigna la petite pièce dans laquelle ils se tenaient. Regardez cet endroit qui est vôtre, dont vous vous occupez à merveille... Je sais qu'il faut du temps pour amadouer les esprits méfiants, mais du temps, vous en avez ! Vous êtes encore jeune, vous avez le temps de faire vos preuves, de gagner des cœurs et votre clientèle !
Son morne visage rehaussé d'un fin sourire, l'Archidiacre prit cette fois les deux pattes de Sibylline dans les siennes, les serrant avec chaleur. Ce discours, adressé à la libraire, trouvait également un écho chez lui. Il aurait certainement apprécié entendre un tel discours dans sa jeunesse...
- J'ai pu voir en quelques instants comme vous avez le cœur bon et généreux. Personne ne saura y résister. Les mentalités sont parfois cruelles contre l'inconnu, mais si vous restez telle que vous êtes, si vous mettez tous vos efforts dans cette belle librairie, vous n'aurez plus à payer pour les torts de votre frère : vous écrirez votre propre histoire, et si Dieu le veut, elle sera tellement belle que le nom Blodwyn transmettra aux générations futures les valeurs du travail juste et bien fait, de la lecture savante et de la générosité.
Retrouvant un peu de calme après cette fort belle réplique, Clotaire saisit doucement le mouchoir des pattes de la jolie chienne et essuya ses joues avec délicatesse.
- Faites-moi confiance, jeune fille, laissez du temps au temps, et ne perdez pas foi en ce que vous faites ni ce que vous êtes. Je prierai pour le succès de vos efforts.
Elle inspira un instant, puis détourna le regard. Elle se sentit honteuse d'avoir été aussi impolie envers son hôte, et trembla légèrement. Après tout, elle n'en était pas à une bêtise près... Elle eut un brusque frémissement, et lâcha, du bout des lèvres, le regard dans le vide :
- Voir son propre frère brûler est une expérience terrifiante. On nous a forcé, ma mère, mon frère cadet, et moi même, à observer cela... Jusqu'au bout. Pour nous punir de notre folie. Pour nous montrer qu'ici, nous n'étions rien. Oui, en effet, nous n'étions rien. Pas plus qu'une famille expatriée. Pas plus que des hérétiques, des fous. Les Parisiens dansaient devant les flammes. Ils riaient, chantaient, se moquaient. J'entends encore leurs rires. Leur satisfactions. Les pleurs de ma mère, le repli de mon frère, tandis que l'on nous tenait bien, veillant à ne rien rater. Absolument rien.
Un lourd silence suivit sa confidence. Elle ne s'en rendait pas compte, mais Sibylline pleurait.
- Je peux comprendre, dans un certain sens, cette décision. Pendant deux ans, nous avons été sous le joug de mon frère aîné. C'est lui même qui a tué mon père, afin de prendre le contrôle de notre famille. Ma mère a voulu se rebeller, à présent, elle porte chaque cicatrice sur son corps, comme un traumatisme. Elle s'est isolée, quelque part... M'a tout donné. Tout ce qui lui restait. Et moi... Et moi, j'ai été affreusement bête. Mon seul frère rescapé, travaille normalement à la Garde. Je n'ai aucune nouvelle. Pas même de ma mère. Comment... Comment vivre, avec cet éternel sentiment de solitude, mon père ? Comment vivre en se disant : " Qu'aurais-je du faire ? Aurions-nous pu éviter cela ? " Ce bain de sang et de flammes... C'est... Je...
Elle lâcha un sanglot. prenant un mouchoir, elle se tamponna les yeux. Difficilement.
- Pardonnez moi, mon père... Mon attitude est incorrecte. Je suis navrée, vraiment... Cela est lourd à porter. J'espère de tout cœur qu'un jour, cela s'arrangera. Mais c'est... Comme si vous n'étiez qu'un petit soldat sans armes face à une armée. C'est... Lourd à supporter. Trop lourd, à présent.
Baissant la tête, Sibylline sanglota. C'était la première fois qu'elle laissait paraître une telle faiblesse, un tel désespoir, si longtemps caché, au fond d'elle, dans un jardin secret de ronces et de fleurs fanées. Elle ne pouvait plus s'empêcher de pleurer. Plus rien ne retenait alors cette souffrance immense.
Les yeux avisés du barzoï faisaient un rapide tour des étagères, tandis qu'il hochait la tête en écoutant la liste des ouvrages présentés ici. Eh bien, tout ceci avait l'air plutôt correct, le salon de lecture pouvait pourvoir à tous les appétits curieux. De toute façon, Clotaire se doutait que la jeune demoiselle n'allait pas lui donner des titres susceptibles de l'incriminer, ce serait comme jeter une allumette directement sur ses livres... Il laissa passer la mention aux diverses religions de sa famille, tournant le dos à la libraire pour se pencher vers un titre qui l'absorba quelques instants - le temps que le sujet dévie et soit moins glissant. Il était ici pour patienter quelques instants avant que sa chaise à porteurs soit de nouveau disponible, et n'avait nulle envie d'entamer un débat sur des sujets piquants... Aussi, quand la damoiselle Blodwyn lui proposa un siège et une collation, il se retourna dans un grand froissement de robes et lui décerna un pâle sourire, ravi de la tournure de la conversation.
- Merci, avec grand plaisir.
Et tandis qu'elle s'éclipsait comme une ombre face à une forte lumière, le révérend vint asseoir son noble fessier sur l'un des sièges, appréciant l'assise confortable que celui-ci offrait. Son long museau se tourna de parts et d'autres de la pièce pour l'apprécier sous cet angle, et il hocha la tête. Oui, l'endroit était fort joli. Restait à savoir combien de temps l'Inquisition le laisserait intact... Rapidement, Sibylline fut de retour, apportant la fameuse décoction accompagnée de gâteaux. Des sablés ! Voilà qui n'était pas raisonnable pour sa gourmandise, mais face à la générosité de l'accueil, il aurait été discourtois de refuser... Malheureusement, le sujet qu'il avait tenté d'évincer un peu plus tôt revint sur le tapis, et cette fois il n'eut d'autres choix que d'y faire face.
- Mon enfant, si vous avez foi en la Bonté du Créateur, vous n'avez pas à vous inquiéter de votre sort ou de votre considération dans le monde des vivants, car lui sait quelles sont les âmes pures. Peut-être n'était-ce pas le meilleur discours pour la jeune chienne, aussi, cherchant un instant ses mots, Clotaire laissa de côté le discours docte pour parler de manière un peu plus intime. Pour ma part, je n'aime pas attribuer des rôles aux personnes que je rencontre, sans les connaître. Je n'ai aucune raison personnelle de vous tenir rancœur, et je suis certain que ces sablés seront très bons.
Il lui rendit son sourire avenant, tendant la patte vers un gâteau, qu'il croqua du bout des babines ; rien à voir avec de la méfiance, c'était juste sa manière de manger, prenant toujours garde à chaque bouchée, chaque miette qui pourrait choir sur ses beaux habits. Le petit biscuit était très savoureux, et la texture agréable, il n'avait rien à lui reprocher. En revanche, il redoutait un peu l'infusion d'orties, craignant même de céder à la paranoïa et de s'imaginer victime d'un complot pour l'empoisonner - ah, mais non, ce n'était pas cette famille-là qu'il fallait incriminer pour le poison a priori...
Se saisissant avec délicatesse de la tasse, il y trempa les lèvres, circonspect, lorsque la demoiselle l'interpela à nouveau ; face au sérieux de la demande, il s'autorisa une petit gorgée - beuh - avant de poser la tasse sur ses genoux, fixant un regard intense sur la jeune Blodwyn.
- Eh bien... Il est vrai que le lieu n'est pas tout à fait approprié pour une confession en bonne et due forme... Mais si vous êtes en quête d'un oreille ou de quelques conseils, je vous en prie, faites.
Il lui sourit avec douceur, souhaitant la rassurer. Après tout, la réparation prendra du temps, alors autant l'exploiter au mieux ! Surtout s'il peut s'assurer du salut d'une âme innocente, qu'il pourra ensuite défendre face au feu de l'Inquisition...
Sibylline eut un léger sourire en répondant à son visiteur :
- Il y a divers ouvrages ici. J'essaie de varier un maximum afin de permettre une lecture possible à tous. Vous trouverez ici des livres traitant aussi bien de la Géographie que l'Histoire, Les Arts et les Sciences, la Botanique et la Justice, des contes, des histoires diverses, et bien évidemment, également de Religion. J'ai eu des difficultés à m'en procurer, au vue de ma situation (Elle l'observa un instant), mais également de par le fait qu'en Irlande, nous sommes majoritairement Protestants. Enfin, ma famille a souhaité rejoindre la communauté Catholique... Longue histoire. Elle eut un soupir triste.
Elle s'avança vers un coin de la pièce. Deux fauteuils étaient disposés, ainsi qu'une petite table. Elle tourna la tête vers le père d'Aspremont, et déclara doucement :
- Si vous le souhaitez, vous pouvez vous installer ici, je vais vous faire votre infusion desuite. Je reviens dans un instant, mettez-vous à votre aise.
Puis, sans attendre de réponse, elle fila rapidement à son lieu de vie, tout juste à côté : Une large pièce avec le strict minimum pour vivre. Elle sortit son sachet d'orties, fit chauffer de l'eau. Chantonnant doucement, elle filtra les feuilles lorsque l'eau fut en ébullition, et versa tout cela dans une petite tasse de porcelaine. Avisant une petite assiette de sablés fait juste dans la matinée, elle disposa tout cela sur un petit chariot, avant de retourner voir son visiteur. - Voilà, j'espère ne pas trop vous avoir fait attendre. Disposant délicatement les gâteaux et l'infusion, elle sourit avec gentillesse vers le père d'Aspremont.
- Voici des sablés faits ce matin même. D'ordinaire, je les mets à la librairie, mais bien peu de
personnes ne veulent les goûter. Vous, qui êtes du Clergé, devez sûrement connaître mon état actuel et celui de ma famille, ainsi que la réputation qui nous précède... J'espère cependant que ces biscuits seront à votre goût, et puis... Elle eut un regard malicieux. C'est toujours meilleur qu'une infusion d'orties, n'est-ce pas ?
Elle lui tendit la tasse, l'invitant à s'asseoir. De son côté, elle avait prit simplement un verre d'eau. Elle sourit avec douceur et bienveillance au Barzoï. Elle avait le regard un peu triste. - Mon père... Elle eut un instant de silence. Je sais que ce n'est sûrement ni le lieu, ni le moment, je m'en excuse, mais... Pourrais-je... Me confesser ? Je suis navrée de vous importuner ainsi... Mais... Elle secoua la tête. Sa voix un peu triste termina finalement sur ces mots : - Buvez tant que c'est chaud... Son doux regard bleu resté posé sur lui.
Une douce voix interrompit l'examen des titres présents sur les rayonnages, et Clotaire se tourna vers sa propriétaire, appréciant d'un bref mouvement de tête son aimable accueil. Il écouta la présentation des lieux avec attention, admirant l'ingéniosité de la répartition entre l'espace de vente et le salon de lecture. Voilà qui était brillant ! Et effectivement, on avait déjà dû l'entretenir à ce sujet, mais à quel propos ?
Il n'eut guère le loisir de poser la question, la demoiselle s'étant approchée pour lui proposer - ô miracle du Créateur ! - un remède maison contre son mal de saison. Affichant un sourire agréablement surpris, quoi que fade par rapport à celui de sa guide, il lui emboîta le pas dans le froufrou de ses robes.
- Voilà qui est fort aimable de votre part, j'accepte bien volontiers. Franchissant le seuil pour passer de l'autre côté, il admira l'organisation accueillante et chaleureuse de la pièce, prête à accueillir des lecteurs avides d'une occupation savante. Quel endroit charmant, et aménagé avec goût ! Vos visiteurs doivent s'y trouver bien.
C'était en tout cas plus attirant que cette infusion d'orties que la jeune dame avait évoquée plus tôt, mais bon, si cela pouvait le soulager... Il avait en outre tendance à croire que ce qui soignait vraiment n'était pas bon au goût, donc dans un sens, c'était rassurant. Il était encore à regarder la disposition du lieu quand son hôtesse se présenta, et Clotaire marqua un temps d'arrêt ; Blodwyn, voilà un nom qui lui parlait bien plus que cette librairie, et faisait remonter d'un même coup à la surface tout ce qu'on avait pu lui raconter sur cette famille. D'après l'Inquisition et le Clergé, ils étaient très mal vus, depuis que l'aîné avait proféré des menaces et fortement troublé l'ordre public, et l'Archidiacre avait été maintes et maintes fois mis en garde contre ces hérétiques.
Pourtant l'idée lui arracha un fin sourire ; voilà qu'il était au cœur d'une boutique hautement controversée, dans laquelle il était entré plus pour échapper à la rue que pour y trouver un livre ! La situation était tout de même cocasse, mais conscient de faire traîner un peu trop longtemps sa réponse, il se tourna vers la jeune Sibylline avec un sourire poli.
- Enchanté, également. Il eut une petite hésitation ; comment devait-il se présenter ?? Il ne souhaitait pas l'effrayer avec son titre ronflant et sa haute position, lui qui venait juste chercher un peu de calme... Presque inconsciemment, il retrouva son ancienne identité, sa langue se dénouant plus vite que ses pensées. Je suis le père d'Aspremont. Vous pouvez m'appeler mon père, ou père, comme il vous siéra.
En espérant que le nom ne soit pas trop connu de la dame Blodwyn, mais vu ses rares apparitions en public et sa reconnaissance publique comme L'Archidiacre Clotaire, il y avait des chances que cette dénomination passe inaperçue. Alors qu'il s'était retourné vers la jolie chienne pour se présenter, il se permit de la détailler quelques instants, et ressentit une pointe de tristesse en songeant à sa situation. Elle semblait si jeune et fragile, à tenir cette boutique contre vents et marées, et ce malgré les bruits qui couraient sur sa famille ! Le barzoï se rappela le bûcher, alors qu'il avait quinze ans ; un spectacle réellement terrifiant, que sa mémoire s'était hâtée d'archiver. Quelle tragédie pour le reste de la famille...
Peu désireux de s'attarder sur le sujet, le père d'Aspremont fit quelques pas, admirant les rayonnages proposés à la lecture. Tant qu'à se trouver ici pour un moment, autant en profiter pour discuter un peu, n'est-ce pas ?
- Alors, quels genres d'ouvrages faites-vous lire, ici ? Vous avez des préférences ?
Ce qui était une question tout à fait innocente, Sa Grâce ne souhaitant nullement se lancer dans un interrogatoire digne de l'Inquisition. Il était réellement curieux de voir quels titres étaient présentés, quitte à faire quelques petites recommandations de son cru s'il décelait des manques d'un point de vue... disons spirituel !
Si vous saviez...
Sibylline venait juste de revenir de sa remise, quand un mystérieux visiteur apparut dans la librairie. Elle eut un petit sourire à l'entente des paroles de celui-ci, et se dévoila enfin, adressant un sourire poli et un hochement de tête respectueux. Elle eut un petite seconde pour remarquer la croix d'argent autour du coup de ce Barzoï, et eut dès alors un regard un peu plus ouvert, du moins, attentif. Sa voix s'éleva en douceur :
- En quelque sorte. Bonjour Monsieur, je vous souhaite la bienvenue ici.
Son regard se fit naturellement inquiet en le voyant aussi rouge du museau et larmoyant de l’œil, et elle s'approcha d'un pas. Ses rares clients avaient eu parfois ce problème à l'identique : Rhume des Foins. Sibylline remercia intérieurement le Seigneur : Si elle restait détestée de tous, elle se révélait d'une santé forte et vigoureuse. Elle éleva de nouveau sa voix douce, souriant à son client :
- Ma librairie possède également un lieu tranquille où l'on peut s'adonner à la lecture sans aucune gêne. Un peu comme une bibliothèque miniature. Ici, ces livres sont à vendre, mais de l'autre côté, il n'en n'est rien.
Il était rare de la voir aussi " bavarde ". Le peu de ses clients ressortaient vite, peu enclins à la lecture, mais surtout pressés de quitter un lieu où vivait une pécheresse, une sorcière, dont le frère avait annoncé la chute de Paris dans les flammes. Voir un tel intérêt l'avait agréablement surprise. Mais elle sentait, chez cet être, une intelligence, lucidité particulière. Enfin, son état la chagrinait : la chienne gardait un instinct purement inquiet et soucieux des autres.
- Je vous prie de pardonner mon indiscrétion, mais il me semble que vous êtes victime du Rhume des Foins. Je peux vous proposer une infusion d'orties, ce n'est pas vraiment goûteux, mais ça a le mérite d'être efficace, et même plus, bue régulièrement. Ce sera l'occasion pour vous de pouvoir accéder à la pièce d'à côté, si vous le souhaitez, évidemment.
Elle s'approcha de la dite porte, et l'ouvrit, souriant de nouveau à son client. Son regard brillait de bienveillance et de gentillesse. Quand bien même il venait du clergé, elle resterait la même avec lui qu'avec ses autres clients. C'est ainsi, qu'honnête, elle se présenta :
- Je m'appelle Sibylline Blodwyn. Enchantée de faire votre connaissance !