Clotaire regarde le soleil se coucher sur Paris. Immobile derrière les carreaux épais des fenêtres du presbytère, il reste méditatif face au spectacle magnifique de la Création. La fin de journée est son moment favori : chacun clôt ses affaires, retrouve son foyer, prépare son corps et son esprit au repos de la nuit. Un moment de sérénité, de calme, qui sied parfaitement au caractère placide de l'Archidiacre ; depuis deux ans qu'il occupe cette position, les gens à son service savent que c'est le moment où il ne faut pas le déranger, quitte à revenir un peu plus tard, lorsqu'il sera devant la grande table de bois ciré où il triera les documents à traiter pour le lendemain.
Sa Grâce n'aurait jamais imaginé devoir réaliser tant de paperasse avec sa fonction, mais il a beaucoup de choses à gérer. Les courriers des évêques, des diacres, des curés, voire des humbles paroissiens, qui s'ils ne méritent pas toujours une réponse, doivent au moins être lus ; les demandes de finances pour telle ou telle église, qui a besoin d'un nouveau mobilier ou de réparations ; les études de certains novices, qui lui demandent parfois plusieurs lectures pour qu'il puisse s'en faire une idée correcte ; les missives brèves et insensibles d'Anselme, lui donnant toujours de nombreuses informations et des indications dont il ne pouvait jamais dévier...
Le benjamin d'Aspremont laisse échapper un soupir, se détournant du panorama. Non, décidément, il n'aurait jamais pensé se retrouver avec tant de parchemins sur son bureau. Heureusement, il est méthodique et organisé, et avec l'aide de son secrétaire particulier, tout est toujours parfaitement en ordre et à jour sur son lieu de travail. Mais parfois, le simple fait de devoir plonger son long museau dans toutes ces lignes l'ennuie au plus haut point.
Un cas le perturbe plus que les autres ; ce lien, tu et inconnu de la plupart des gens mais pourtant là, qui le relie à la famille Montdargue... Anselme en reparle encore dans son dernier envoi, il lui faudra rencontrer sous peu ces gens de l'Inquisition pour en discuter. Clotaire n'en a pas spécialement envie, mais s'il s'écoutait, il resterait tout le temps qu'il ne consacrait pas aux offices et à la prière dans le jardin du presbytère, ou dans la bibliothèque, à compulser l'un ou l'autre de ses ouvrages favoris. Même après deux années, il se sent encore parfois étranger à ce rôle d'Archidiacre qu'il endosse tous les jours, un rôle qu'il n'a jamais désiré, et qui lui pèse souvent.
Heureusement, il peut compter sur le soutien de son ami de toujours, lorsque la mélancolie le prend comme elle menace de l'ébranler ce soir-là ; et justement, du couloir lui parvient des voix et le bruit de pattes qui s'approchent. Se déplaçant vers le centre de la pièce dans le froufrou discret de ses longues robes d'intérieur, Clotaire répond immédiatement lorsque trois coups secs sont donnés à la porte de son cabinet de travail.
- Entre, Melchior. Vous pouvez disposer, Milon.
Le domestique esquisse une révérence, avant de s’éclipser, fermant la porte derrière le personnage qui vient de faire son entrée.
- Je suis content que tu sois venu si vite. Il y a une affaire dont je voulais te parler. Tout se passe bien, dans ton évêché ?
Depuis leur rapprochement sur les bancs de l'école, et bien qu'il le considère comme un mentor tout comme un ami, le barzoï a pris l'habitude de tutoyer son confident lorsqu'ils sont seuls ; cela soulage son âme de percevoir leur proximité à travers cette interpellation plus familière, et ce soir, il a bien besoin d'un proche pour chasser ses idées noires.
Melchior sourit devant la gratitude de Clotaire, ravi que ce dernier porte tant de crédits à ses conseils avec tant d'innocence. Si l'enthousiasme du barzoï s'apaisa, ce ne fut pas le cas de l'ardeur du Beauceron, qui se mit â rire doucement devant les paroles pleines d'espoir de l'archidiacre.
-Patience, mon ami, lui dit-il. Les voies du Seigneur sont impénétrables, mais le monde qu'il prépare n'en sera que plus glorieux. J'ai foi en Lui, comme j'ai foi en la gloire à venir de notre belle cité - un jour prochain, lointain peut-être.
"Et un jour tout it aussi glorieux pour moi..." songea-t-il en écho.
Cela raviva ses ambitions comme on souffle sur des braises. Mais l'heure n'était pas aux ambitions, elle était à Clotaire, à l'archidiacre. Melchior n'était pas foncièrement bon, mais il appréciait le jeune barzoï, son protégé. Il était satisfait de le voir rassuré.
-Je suis heureux d'avoir pu t'aider. Je m'occuperais de l'organisation, comme convenu, et tu auras de mes nouvelles dans les plus brefs délais. Mais comme tu t'en doutes, je dois te laisser...Mon dos...
Il se tut, ne souhaitant pas rabâcher les oreilles de son pair avec sa propre vulnérabilité- qui était surement plus douloureuse à entendre pour lui que pour Clotaire. Le beauceron s'étira puis vint s'incliner devant l'archidiacre avec amusement, et le taquinant comme il le faisait depuis les bancs de l'institut où ils s'étaient rencontré il déclara :
-Votre Grâce, je vais donc me retirer. Avec votre permission.
Il sourit, de cette nonchalance qui le protégeait si bien, puis en se relevant, il s'en alla.
L'Ascension se promettait forte intéressante.