- Ma Dame, j'ai trouvé le grand danseur. Yolande, en plein petit-déjeuner tardif avec Mélisandre, se tourna vers André. Autrefois employé du salon désormais en ruines, il était l'un des rares à avoir pu se refaire aussitôt engager par les de Longroy. Les autres employés n'avaient pas tous eu cette chance... Mais Yolande avait tenu à garder André et Perrine à son service. S'ils étaient tous les deux bourgeois, ils n'étaient guère nobles - et André était le chien parfait pour être à la fois le messager officieux et l'espion des de Longroy, car il ne ressemblait en rien à leurs autres domestiques. André était... nettement moins voyant, et malgré sa droiture et sa discipline, très humble et discret.
Il couvait sa patronne d'un regard inquiet, car il n'était pas dans ses habitudes de se lever aussi tard. Mais Yolande était désœuvrée elle aussi - alors, à quoi bon se lever, si elle n'avait aucun salon à gouverner ? Certes, le travail ne manquait pas avec Milet à l'hôpital, mais la pauvre était lasse et absolument pas remise des derniers événements qui avaient chamboulé Paris et qui ne s'étaient produits que quelques jours plus tôt.
- J'ai pu lui parler, et il a écouté notre requête, continua-t-il. Il n'avait pas l'air réticent et m'a déjà donné un point de rendez-vous.
Yolande acquiesça doucement, pensive. Sa requête avait été très simple : la dame avait demandé à voir quelques émissaires bohémiens. Tout d'abord, pour remercier le fils de Krismund d'avoir sauvé la vie de son époux - chose qu'elle n'avait pas pu faire le jour même -, pour les remercier ensuite de l'avoir rejointe contre l'Inquisition, et peut-être même leur offrir un présent ? Les de Longroy n'oubliaient pas leurs amis et, de toutes les grandes familles, étaient sans doute ceux qui prêtaient le plus d'attention à leurs alliances. Et pour cause... La famille était toute jeune dans la nobilité et se devait de redoubler d'efforts pour gagner en influence.
- Et je suppose qu'il a demandé à ce que je vienne seule ? demanda Yolande avec une grimace de déplaisir. Rictus auquel André répondit avec un de ses mystérieux sourires en coin :
- Il a accepté que je vienne avec vous.
Une astuce qui réussit enfin à arracher un sourire à la mère de famille.
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L'heure de midi sonnait à la cathédrale, résonnant dans tout Paris. Étonnamment, même dans ses recoins les plus sombres... Recoins où Yolande et André progressaient côte à côté, tous les deux drapés de manteaux. Ils arrivaient à la petite place que Theobald avait indiqué, mais ni l'un ni l'autre ne cachait son identité : Yolande se fichait pas mal de ce qu'on penserait d'elle si on la voyait ! Avec son discours populaire, elle avait déjà montré ouvertement de quel côté se rangeait son âme... Et elle n'était pas du genre à reculer.
Theobald avait un sourire resplendissant ; l'échange apaisant entre ses soeurs et la dame le comblait de bonheur et la franchise de celle-ci, par ailleurs, n'était pas pour lui déplaire. Tandis qu'il soutenait son regard, le bohémien opina de la tête ; en dehors de son père et de la prêtresse, Blanche était la seule à qui il avait fait mention de ses idées... Jusqu'à maintenant.
Un bref sourire s'était étiré sur ses babines aux questions de sa petite soeur ; il est vrai que beaucoup aurait préféré se tenir à l'écart après un tel affront, de peur de représailles... Mais la détermination dans le regard de la dame ne laissait que peu de doutes : elle était décidé à agir.
❝ Que nous agissions ou non ; désormais, ils nous veulent morts. ❞ avait-il fait remarqué, avec un air vaguement désolé à l'encontre de Du. ❝ Autant agir, maintenant que nous avons une ouverture. ❞
L'arrivée de cet étranger avait ouvert une faille dans la suprématie de l'Inquisition, mais il n'était qu'une question de temps avant qu'elle se referme. D'un geste courtois de la patte, il invita Yolande à s'installer dans l'une de leurs tentes. ❝ Nous serons plus à l'aise pour discuter. ❞ dit-il humblement. Theobald demanda néanmoins, avant de s'y rendre. ❝ Ma dame. Est-ce qu'André pourrait s'assurer que personne ne vienne interrompre notre discussion en montant la garde ? ❞
Qui plus est, prudence était mère de sûreté ; avec l'agitation des derniers événements, il ne prendrait aucune risque.
❝ Avec les cartes que nous avons en pattes... J'ose croire que le rêve de mettre fin au règne de ces démons est plus réel que nous le croyons. ❞ Une fois Yolande et ses soeurs confortablement installées, il avait repris la parole. ❝ Vous avez été témoin de mon échange avec l'Archidiacre, n'est-ce pas ? ❞
Du s'avança silencieusement, tâchant de ne pas interrompre Yolande. Elle était arrivée en retard, assez pour contempler de loin la petite assemblée, et s'interroger sur la perspicacité de se joindre à eux. Mais il s'agissait de sa famille, et peu importait sa certitude qu'elle n'apporterait aucun élément pertinent à la discussion, elle ne pouvait tout simplement pas leur tourner le dos.
Elle écouta alors avec attention les paroles de la dame, et se présenta brièvement, s'excusant dans la même temps de son retard. Puis elle se perdit dans ses réflexions.
Que nous travaillons sur la chute de l'Inquisition ? Oh, je ne dirais pas ça, songeait Du. Nous nous moquons d'eux, nous les haïssons, nous cherchons la vengeance... (Elle eut un rapide coup d'œil vers Théo et Blanche.) Mais de là à avoir vraiment comme but défini de les faire tomber ? Mais il est vrai que ce serait la réponse logique. La vengeance parfaite. Sans compter tous les avantages que présente Paris sans l'Inquisition.
Ce qui lui fit penser:
- Ne craignez vous pas de répercussion pour les vôtres ? Comme vous l'avez dit, vous êtes déjà une cible, de nouvelles actions ne risquent-elles pas de vous envoyer tous au bûcher ?
Elle pensait bien que la dame était consciente des risques, mais celle-ci avait-elle vraiment tout envisagé ? Les bohémiens risquaient également leurs vies, mais au moins y étaient-ils un peu préparés. Et ils avaient déjà connus intimement le bûcher... Malheureusement. Ils savaient à quoi ils se frottaient.
Yolande et André furent immédiatement accueillis par le maître de cérémonie une fois arrivés sur la petite place. Un sourire aimable sur le visage, la dame accepta humblement les salutations et les formules de politesse du fils de Krismund. Il était étonnamment bien élevé pour un bohémien, et il en allait de même pour sa sœur qui les avait aussitôt rejoints.
- Et je vous remercie d'un si bon accueil, répondit-elle à Theobald tandis qu'André, voyant que la discussion commençait, prenait un peu de recul pour laisser les principaux intéressés en paix tout en continuant à surveiller l'affaire d'un œil attentif. Sieur de Longroy est encore à l'hôpital. Il se remet très bien physiquement mais... Elle eut l'air troublée. Il... est encore très secoué. C'est compréhensible, affirma-t-elle finalement d'un ton décisif, ne laissant aucune place aux interrogations - qu'il s'agisse de celles des autres, ou des siennes... Mais c'est à vous qu'il doit la vie, et nous ne l'oublierons pas, reprit-elle d'une voix plus légère en inclinant élégamment la tête envers le grand brun.
- Je n'ai aucun mérite, ma chère, fit-elle en se tournant vers Blanche, le regard s'adoucissant et la voix prenant un ton maternel. C'était presque une mauvaise manie à force, mais Yolande avait pris l'habitude d'utiliser ce ton quand elle s'adressait à de jeunes filles. Tous les nobles ne sont pas forcément du côté de l'Inquisition, et surtout pas ma famille. Nous sommes également des cibles de choix pour cet Ordre corrompu, et mettre fin à son règne me siérait grandement. Loin de prendre des détours et des précautions, la dame était franche avec les bohémiens. Si elle était là, c'était justement pour parler de ça, et elle planta son regard dans l'or des yeux de Theobald. Il faut y mettre un terme. J'imagine que vous y travaillez depuis un moment déjà, mais peut-être le concours des de Longroy pourrait vous être utile... ?
Le conflit avait éclaté. La guerre froide des grandes familles avait pris feu avec l'incendie de l'Ascension, et Yolande ne comptait pas rester derrière. Le règne des de Montdargue était terminé ! Et s'il fallait parler de roi, alors c'était bel et bien à elle de prendre les rênes de l'affaire.
La bohémienne sortait de sa cachette, alors que déjà les cloches de Notre Dame sonnaient midi. Theobald était venu la trouver, plus tôt, annonçant son rendez vous avec la Dame de Longroy, figure phare de la résistance qui se mettait peu à peu en place depuis les drames du festival. Inutile de préciser que la danseuse se hâterait elle aussi à sa rencontre, soucieuse de la remercier de vive voix. Après tout, la noble dame avait été la première à dénoncer les actes de barbarie de l’Inquisition, ralliant de ce fait la majorité du peuple parisien à leur cause.
Depuis son plus jeune âge, elle avait appris à connaître les méandres des rues de Paris comme sa poche, question de survie, c’est pourquoi Blanche fut sur les lieux en un rien de temps. Et déjà, un peu plus loin, elle apercevait la carrure impressionnante de Theobald, son l’aura la rassura aussitôt, ainsi que la silhouette gracile de Madame de Longroy, derrière laquelle se tenait une figure qui lui était inconnue.
Elle s’approcha discrètement, ne souhaitant pas interrompre leur discussion. Se plaçant donc à côté de Theobald, qu’elle salua d’un sourire, elle attendit qu’ils se turent avant de les saluer.
« Ma Dame de Longroy, »
Elle saisit son drapé d’une patte pour le ramener sur son thorax, s’inclinant en une magnifique révérence, qu’elle tint un instant pour faire honneur à la noble dame, avant de pivoter vers l’accompagnateur qui avait lui aussi droit à des salutations.
« Blanche Valenta Alom’Mavlaka. » Se présenta-t-elle en reportant son attention sur la mère de famille, avant de se redresser pour sortir de sa révérence. « Permettez moi, ma Dame, de vous adresser mes plus sincères respects, aussi humbles soient-ils. Votre bienveillance et le courage dont vous avez fait preuve en dénonçant l’Inquisition sont pour moi une source d’admiration. » Elle marqua une courte pause avant de ponctuer : « Je ne sais comment vous exprimer toute ma gratitude. »
Son regard parlait déjà de lui même, alors qu’elle posait ses yeux sur la Dame de Longroy. Elle qui la première s’était élevée contre l’Inquisition, parlant avec des mots juste et fort alors qu’elle avait tout à perdre, avait prouvé à Blanche que son cœur était aussi noble que son titre.
Le vent s'engouffrait dans les ruelles de Paris, emportant avec lui la saisissante mélodie des cloches de Notre Dame. Elle annonçait l'heure des retrouvailles ; celles des nobles coeurs.
Avec une estrade en guise de trône, le révolutionnaire attendait, la tête haute. Ils étaient à l'aube d'une nouvelle ère, une qui redonnerait espoir à son peuple quémandant sa liberté depuis bien trop longtemps. Pour eux, il ne reculerait devant rien.
Lorsque la gracile silhouette de la cheffe des de Longroy se détacha de la foule, un chaleureux sourire étira les babines de Theobald. Enfin, la voilà. Elle était accompagnée de son émissaire ; André, si sa mémoire était bonne. ❝ Dame Yolande- ❞ la salua-t-il en quittant l'estrade, s'avançant vers eux avec une démarche assurée.
Une fois à leurs côtés, son regard se posa un court instant sur son servant, qu'il salua également. ❝ André. Quel plaisir que de vous revoir. ❞
D'un signe de tête, il les convia à s'approcher du centre de la petite place. ❝ J'ai invité les miens à venir nous rejoindre, ne serait-ce que pour vous remercier de votre bravoure... Ils ne devraient plus tarder. ❞ les informa-t-il. ❝ Ce serait impoli de notre part de ne pas accueillir comme il se le doit nos amis... ❞
Le bohémien avait glissé un regard enthousiaste en direction de la Dame, heureux de pouvoir désormais les désigner ainsi.
❝ Ma Dame, comment se porte votre mari ? ❞