Melchior s'assit dans son fauteuil, grommelant devant son dos douloureux. Le cuir confortable s'affaissa sous sa masse dans le froissement doux de sa robe religieuse. Le Beauceron observa d'un œil songeur Constance, sa servante, lui servir un verre d'eau glacée, puis la fit disposer d'un geste de patte. Il laissa sa nuque reposer sur le fauteuil en saisissant le verre, pensif, et fixa l'âtre éteint. Sa semaine avait été vive, entre la visite du Roy de l'Inquisition, et l'arrestation du Père des bohémiens. Melchior se retrouvait dans une grande machination depuis l'arrivée du "Prophète" et il ignorait si cela lui plaisait ou non, mais il n'avait guère eu le temps de se reposer. Heureusement, il avait pris congé de ses pairs tôt en cette fin d'après midi, et pouvait donc se reposer chez lui, profitant de la fraîcheur de son immense maison.
Alors qu'il commençait à boire, toujours pensif en une moue songeuse, Constance revint le voir.
-Monseigneur...lui dit-elle. Monsieur André Lerablé est à votre porte.
L'évêque manque de s'étouffer de surprise. Lerablé ? Que lui voulait cette vieille mule ? Il plissa les yeux, aussi perplexe qu'agacé, et eut un bref instant de panique en se demandant si il avait eu vent de ses complots. Il se rassura en se disant que si cela avait été le cas, alors le nabot ne serait pas venu le confronter en personne.
-Faites le entrer et conduisez le ici. (Après une hésitation, il ajouta :)Allez ensuite me chercher une bouteille à la cave, s'il en reste.
Melchior se rappelait vaguement avoir entendu parler des tendances alcooliques d'André par le passé. Peut-être un peu d'alcool allait-il l'amadouer.
-Monsieur Lerablé...s'exclama-t-il avec un sourire nonchalant quand Constance lui emmena enfin le curé. Que me vaut ce plaisir ?
Les yeux noisettes de Melchior croisèrent le regard d'or d'André dans un moment de confidence muette. Lorsque le petit curé leva sa patte vers l'évêque, ce dernier eut un sourire satisfait, venant éclairer son regard glacial.
-Vous faites le bon choix, mon père...lui dit-il dans un murmure en lui serrant la patte à son tour.
Mais avant de retirer sa patte, l'ayant fermement agitée dans celle de l'autre, il ajouta plus sèchement :
-Je compte évidemment sur votre discrétion. Nos ennemis sont partout.
Intérieurement, Melchior hésitait entre jubilation et intense méfiance. Il venait d'ouvrir son camp à un chien non dénué d'ambition. Restait à savoir combien de temps il pourrait l'appeler allié, et combien de temps Clotaire continuerait à l'appeler "ami".
" Hm, je pense que vous me surestimez un peu beaucoup ... " commença le curé, peu sûr de lui. " Mais, " Les yeux d'abords sur son verre, perdu, il releva son regard doré vers l’évêque.
" Si vous pensez que je peux le faire, allons-y. J'aurais l'esprit bien plus tranquille en sachant que ce faux Prophète parti bien avant moi. "
Il termina sur une pointe de cynisme. Puis, afin de sceller leur accord. André tendit sa courte patte a son ancien rival. Melchior était adepte des pactes à la patte ou entrechoquer leurs coupelles suffisaient ? Dans tous les cas, André se sentait mal. Partagé entre l'excitation et la peur constante, ce curieux mélange lui tordait les boyaux et lui faisait tourner la tête. Où peut-être était-ce cette tambouille qu'il avait avalée plus tôt ...
Tandis que Constance resservait un verre à André, mais laissait celui de Melchior vide après un bref ordre de ce dernier, l'évêque poursuivait, heureux d'avoir la pleine attention de son interlocuteur, même s'il allait devoir choisir ses mots avec précautions :
-Je pense que vous le savez, si vous vous dites pris d'affection pour Clotaire : il n'a en rien souhaité devenir archidiacre, mais sa famille a joué de son influence pour le porter à ce rang maudit, que son prédécesseur n'a pas pu quitter autrement que dans la mort. C'est un porte important, mais c'est aussi un poste attirant convoitise et tensions politiques, bien loin du calme auquel Clotaire aspire.
Melchior marqua un temps pour laisser ses propos se diffuser dans l'esprit du curé.
-En restant archidiacre, la situation du pauvre fils d'Aspremont ne va pas s'améliorer. L'influence du Prophète va le dévorer, et ses choix libéraux vont le mener vers sa perte, car Paris n'est pas une ville où la générosité mène vers les hauteurs, bien au contraire, et c'est bien là sa malédiction.
Melchior pinça les lèvres, cherchant ses mots avec précision, et méfiant, il vérifia que personne d'autre n'écoutait - il donna même congé à Constance pour plus d'intimité. Il avait conscience de s'engager vers une pente dangereuse, et devait éviter qu'André, s'il s'opposait à sa proposition, puisse réutiliser ses mots contre lui. Ce n'était peut-être qu'un vieil ivrogne, mais Clotaire n'était pas du genre à prêter la sourde oreille à quiconque. De plus, l'évêque ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de résignation en prononçant ces mots, une résignation douloureuse, celle de choisir l'ambition à son ami. Mais au final, Melchior n'avait prononcé aucun mensonge, et il était certain, en réalité, que le poste d'archidiacre était la source de malheur de Clotaire. Néanmoins, cela restait l'excuse que lui soufflait son esprit manipulateur pour tenter d'évincer le sentiment de culpabilité que la trahison de son ami d'enfance engendrait.
-Je pense, acheva-t-il enfin. Que Clotaire a besoin d'être mieux conseillé en cette période trouble. Je dirais même qu'il aurait besoin de voir ses épaules être allégées du poids des responsabilités. Vous me semblez un chien tout à fait capable, monsieur Lerablé, doté des intentions les plus nobles. Je suis certain que le rang d'évêque de Paris vous irait à ravir. Je pourrais alors à mon tour, soutenir Clotaire en cette période difficile, et peut-être à ses côtés gérer la situation désagréable dans laquelle nous met le prétendu Prophète. Avec votre aide, nous permettrons à Clotaire de relever la tête et de s'écarter de la voie obscure dans laquelle le démon tente de le plonger.
Melchior laissa l'idée s'infiltrer dans l'esprit embrumé d'André, ayant bien soulevé que cette prise de pouvoir, dont bénéficierait André, ne verrait pas Clotaire souffrir, ni le voir destituer directement. Au fond, il y avait une part de sincérité à ce discours : Clotaire pouvait tout à fait bénéficier de cette action...
" De lui-même ?" répéta Lerablé, les yeux pleins de questions. " Que voulez-vous dire ? " demanda-t-il ensuite, plus attentif malgré l'alcool s'immisçant peu à peu dans son sang.
Les oreilles droites et les yeux rivés dans ceux de l’évêque, le curé était prêt à boire ses paroles. Si il y' avait un quelconque moyen de sauver Clotaire et Paris des enfers, André était prêt à le faire. Une place toute chaude aux enfers lui était déjà préchauffée, il était temps de faire preuve de courage et se donner corps et âme pour la cause.
Melchior acquiesça devant les paroles d'André, même s'il le trouvait bien fougueux dans ses rêves. Il avait toutefois bel et bien abordé le sujet du Prophète, sans autres vis-à-vis, et cela le contentait.
-Clotaire est naïf, et cela depuis son enfance...soupira Melchior. Il rêve d'un Paris unifié, sans inégalités, ou le vice n'existerait plus. Mais il n'a pas conscience de la dangerosité de ce rêve, et le Prophète exploite cela.
Il soupira à nouveau.
-Les Montdargues ont leur défaut, et l'Inquisition est peut-être obsolète, c'est vrai, mais au moins comprennent-ils la vilenie de cet arriviste de Prophète. Dieu Tout-Puissant...comment peut-on faire confiance à un étranger qui annonce pouvoir ressusciter les morts ?!
Melchior fut surpris de son honnêteté virulente, et se signa pour son parjure. Le vin lui montait peut-être déjà à la tête, lui qui ne buvait d'ordinaire pas mais qui pourtant, sous l'effet de la contrariété, venait de vider son verre. Honteux, il repoussa son verre en se pinçant les lèvres.
-Pardonnez mes paroles...se reprit-il. Je suis inquiet pour Clotaire, mais également de l'agitation des bohémiens. Ils se voient pousser des ailes, protégés par ce démon aux étranges pouvoirs.
L'évêque se tut quelques instants, puis déclara d'un ton solennel :
-Vous semblez sincèrement vous préoccuper de notre archidiacre. C'est pourquoi je serais honnête avec vous : Je pense, mon bon monsieur Lerablé, que nous devons protéger Clotaire de lui-même.
Ses mots laissaient entendre qu'il avait une idée derrière la tête.
Lerablé interrompu son coup de langue dans la coupelle, les yeux ronds.
" Certains ? Vous voulez parler de l'Inquis-.. O-oh, " quand Melchior ajouta " nous ", le petit chien se ressaisit, la bouche pincée et un léger rougissement d'embarras sur le visage. " O-oui, oui bien sur ! Malheureusement, je crains que ce dit Prophète ne soit plus séduisant que les saintes écritures. " Il termina le verre entre ses deux pattes avants d'une traite. " Nous devons faire quelque chose, Lalonmarche. J'ai peur que notre Archidiacre ne finisse comme le feu Janos. Ce grand gris est beaucoup trop proche de lui !"
Il jappa, comme un appel à l'aide, plus que pour la fierté que du Canisthisme. André était réellement inquiet pour l'avenir de Clotaire pour qui il s'était prit d'affection avec le temps et l'habitude. Ce jeunot était beaucoup trop naïf pour son propre bien, même lui l'avait remarqué malgré son maigre sens de l'observation.
"Les Montdargues sont lents et le peuple se plait à prier un faux messie, si j'en avais le pouvoir .. je requérais ... une toute nouvelle inquisition pour remplacer l’obsolète ! " Il lâcha, comme une idée invraisemblable et conduite par la peur et l'émotion.
Les déboires d'André pour monter sur le fauteuil arrachèrent un haussement de sourcil à Melchior qui se retint de toute remarque, connaissant la susceptibilité de son interlocuteur. Heureusement, le vin sembla apaiser le nabot, et l'évêque lui-même en but un gorgée, plus par politesse que par envie, puisqu'il ne buvait guère.
Il n'était pas sûr de là où Lerablé voulait en venir, même s'il s'en doutait. Dans le doute, il choisit d'approfondir.
-Nos fidèles ne sont pas tendres, il est vrai..acquiesça l'évêque avec un léger soupir. Ils ont une fâcheuse tendance à se tromper dans les signes envoyer par le Tout-puissant. Je crains, parfois, qu'il leur soit plus aisé de confondre Sa voix avec celle de quelconques démons envoyés les tromper.
Melchior fixa le curé quelques instants, puis songea que ce dernier ne semblait pas de ceux que le Prophète avait facilement pu convaincre - du moins, d'après ce qu'on lui avait dit et d'après ce qu'il connaissait André.
-Heureusement que certains comme nous, monsieur Lerablé, sommes là pour les dresser sur le bon chemin...
C'était une invitation à engager la conversation sur le sujet fatidique.
Le curé se traina à l'intérieur.
" L'auberge ? " Il ricana. " Un curé à l'auberge! Ça serait ... cocasse. " Et un peu triste. Il grimaça ensuite. " Entre nous Melchior, j'aurais milles fois préféré dormir dehors que au milieu de nos fidèles. Les rumeurs volent aussi vite qu'une trainée de poussières. " Jaugeant le siège offert du regard, la grimace d'André se transforma en couinement découragé. Encore plus qu'on lui prêta une estrade pour atteindre le sommet et qu'on plaça deux coussins au dessus en dessous son postérieur afin qu'il soit à la même hauteur que son hôte. Les traits du visage du religieux se crispèrent prêt à riposter en cas de quelconque remarque de Melchior sur son handicap ou même un infime sourire moqueu-.. Oh, une bouteille !
Le son des verres s'entrechoquant lui fit secouer la tête.
" Dur est un euphémisme. Je crois n'avoir jamais eu autant de tourments qu'en venant dans la grande ville. Paris est une expérience inoubliable, dommage que cela soit dans le mauvais sens du terme. " Il termina sa phrase, regardant l’évêque droit dans les yeux, décidé. Dans tout ce langage codé, André craignait qu'ils n'abordent pas le même sujet et qu'un silence d'embarras ne s'installe. Néanmoins, le Prophète était la seule vraie plaie que scindait Paris en deux. Et le Créateur seul sait à quel point les deux chiens n'étaient pas du même avis de Clotaire.
Melchior pinça les babines devant la familiarité, pourtant habituelle, du curé, et retint un soupir. Son sourire s'était crispé en voyant le petit chien s'asseoir au sol. Il avait mauvaise mine, nota l'évêque. Mais il ne se souvenait pas l'avoir déjà vu avec un une mine bien meilleure.
-Je vous en prie, monsieur Lerablé...reprit-il en restant courtois. Ne vous asseyez pas là. Prenez un siège.
L'évêque réprima son envie de lui dire qu'il n'avait pas très envie de voir l'autre loger chez lui, mais il se retint. La "charité cagnisthique" l'y obligeait. Et puis, de toute manière, il ne pouvait pas repousser André même s'il le voulait : c'était un vieil ivrogne à la langue bien pendue, certes, mais c'était également un potentiel soutien au sein de l'Eglise en cette période difficile.
-Je vous ferais préparer une chambre, inutile de dramatiser...lui sourit-il finalement après voir incité Constante d'un regard à servir le vin sur lequel lorgnait le nabot dans de grands verres à pieds. Les temps sont durs, il faut bien s'entraider comme notre Sainte Bible nous y recommande. Mais dites moi plutôt ce qui vous est donc arrivé et ce qui vous amène ici. Je me doute bien que si vous cherchiez juste un endroit où dormir, vous seriez aller à l'auberge, non loin d'ici.
Par "les temps sont durs", il faisait bien évidemment référence à l'arrivée du soi-disant "Prophète" et aux réticences du peuple face à l'Inquisition.
Le nain le coupa immédiatement de la patte et rejetant sa tête en arrière, déjà las et peut-être déjà un brin éméché. " Oh, Épargne moi cela, Lalonmarche ! Je viens de passer la nuit la plus épouvantable de ma misérable vie ! "
A ce stade, André n'avait plus à faire de leur rivalité sous-jacente, tout ce qu'il voulait s'était s’écrouler et sa niche était encore loin. " Je sollicite votre aide. " Il renifla bruyamment. " Est-ce... Je ... Puis-je simplement me coucher sur votre pallier ? Vous ne me remarquerez même pas, je vous le promet. "
Il termina piteusement, des énormes cernes décorant ses yeux, le grassouillet posa son postérieur sur le sol, ses pattes avants au centre. Sa tête se releva comme manipuler par un marionnettiste lorsqu'il vit du coin de l’œil la servante et la plus splendide, la plus magnifique piquette qu'il avait pu voir dans l'instant présent. La vue de l'étiquette l'attira comme le chant des plus belles sirènes. Melchior l'avait sans doute déjà vu dans ses mauvais jours, le vieux Curé avait longtemps arrêté de tenter de sauver les apparences avec lui.