Privé Gino
Il n’avait suffit que de quelques minutes pour que l’Inquisition réduise son moral à néant… une fois de plus. Mama Illfada était morte, égorgée.
Putain. La belle bohémienne n’était partie que deux misérables jours, prendre l’air, souffler, retrouver ses ailes et s’aérer l’esprit. Deux misérables jours, qui avaient suffit pour mettre la main sur Krismund et Mama. Deux misérables jours pour tuer sa grand-mère de cœur, sa mama de substitution, celle qui avait su alléger ses peines quand, enfant, elle avait vu ses parents au bout d’une corde, punis pour seul crime celui de leurs origines.
Neuf ans, neuf putains d’années où l’Inquisition était restée impunie de ce crime. Neuf années, et elle entendait encore le craquement de la nuque de ses parents dans sa tête.
Elle ferma les yeux. Crac. Prit sa tête entre ses pattes, pleura, encore.
Elle était rentrée il y avait à peine trois heures, peut-être plus, ou moins. Et s’était directement rendue dans son repère adoré, ressourcée par son court éloignement de la ville. Heureuse de retrouver ses frères et ses sœurs, de retrouver Mama, son bonheur s’était pourtant envolé en une fraction de seconde. Oui, il n’avait pas fallu quelques minutes à l’Inquisition pour briser son cœur, il ne leur avait fallu qu’un instant, c’est ça.
Alors, Blanche ne s’était pas attardée au repère. Elle avait besoin de faire son deuil, seule, de reconstruire cette façade assurée qu’elle portait jour après jour, au cœur de Paris.
Mais depuis son retour, la ville lui semblait encore plus oppressante qu’avant son départ. Elle était prisonnière d’une pomme pourrie, et elle moisissait à l’intérieur, avec elle. Elle était un oiseau en cage, dont on avait coupé les ailes.
Et la dissolution de l’Inquisition n’avait en rien séché ses larmes. Combien de temps avant que les De Montdargue ne préparent un nouveau crime contre les siens ? Combien de temps avant que le Prophète daigne pointer le bout de son museau et honore sa promesse ? Il était trop tard : il avait menti. Il avait laissé Mama Illfada mourir, tout comme il laisserait Krismund faire de même.
La Bohémienne avait finalement trouvé sa place, sur son promontoire, couchée sur les toits de la ville. Elle toisait tout, sans que d’ordinaire personne ne vienne la déranger là. Et le regard fixe, elle regardait l’eau scintiller à la lumière de la lune de ses yeux humides.
Elle but une gorgée du liquide qui remplissait la flasque qu’elle avait traîné avec elle et grimaça. Elle était pleine, au début de la nuit, mais dorénavant vidée aux trois quart. L’alcool n’était-il pas censé atténuer ses peines ? Alors pourquoi diable son seul effet actuel n’était que de brûler sa gorge ?
Et les larmes, de ses yeux, ne cessaient de couler.
Gino n’était guère connu pour sa facilité à réconforter les gens. Blanche voyait bien qu’il ne savait que dire, ou quoi faire pour ôter son chagrin – le pouvait-il seulement, de toute façon ? - mais son esprit était trop embrumé par les vapeurs de l’alcool pour avoir la jugeote de s’arrêter de parler afin d’atténuer sa gêne face à son impuissance.
Sa présence, malgré tout, lui faisait un bien fou. Après la trahison d’Alex, Blanche s’était retrouvée effrayée de ne pouvoir plus que compter sur les siens : les Bohémiens étaient sa famille et ils comptaient plus que tout à ses yeux, mais Gino était son ami. Et elle avait autant besoin d’amis dans la vie que de famille.
« Blanche, » Lui souffla finalement Gino, laissant finalement son appel sans suite, l’espace d’un instant.
« Nous avons tous tant perdu à cause l'Inquisition, de la Garde et de l'Église ces derniers temps... »
Elle hocha la tête, le regard dans le vague, sa tête venant de nouveau s’échouer contre l’épaule du géant noir. La belle Bohémienne était en colère, mais elle restait lucide : elle ne prétendait pas que sa peine était plus grande et plus intense que celle de ses proches. Non, leur tristesse à tous les rapprochait.
« Mais, Blanche, il y a de l'espoir. L'inquisition est dissoute et la garde est dans le collimateur de l'Église alors peut-être même dans celui du Roi. »
Pendant combien de temps ?
« Ça ne fera pas revenir Mama Illfada… Je suis désolé, Blanche. J'aurai du faire quelque chose. »
La belle secoua la tête, répondant par la négative. Et alors que Gino prenait une nouvelle fois la parole, elle ferma les yeux pour faire taire les vertiges que le mouvement lui procurait.
« Le prophète, ... Je ne lui fais pas confiance mais il faut avouer que depuis qu'il est ici Paris a changé. »
« Le prophète est un menteur. » Déclara alors la danseuse du tac au tac, piquée au vif. « Il nous avait promis sa protection. Mais où était-il quand Mama s’est faite égorger ? »
Un éclair de tristesse vint éteindre la flamme de colère qui brillait dans ses yeux. Et aussitôt, elle s’empressa de venir rassurer Gino : elle ne voulait pas que la culpabilité l’assaille par sa faute :
« Ne t’excuse plus, Gino, tu n’y es pour rien, ce n’est pas toi qui a glissé la lame sur le cou de Mama. Si tu avais prononcé ne serait-ce qu’un seul mot révolutionnaire, c’est la corde qui aurait été passée autour du tien. » Sa patte vient caresser l’encolure du mâle alors qu’elle continuait, la voix tremblante. « Oh Gino, je n’aurais pu supporter de perdre un autre être cher, ce jour là ! »
Sa voix s’éteignit, s’envolant avec le son de l’eau qui léchait la pierre, en contrebas. Son regard embué vint alors se perdre sur la surface miroitante, qui scintillait sous la lumière de la lune. Elle laissa le silence les bercer, un instant, et puis de nouveau, prononça ses craintes à voix haute :
« Quelle sera la suite, à présent… ? Les Montdargue ne resteront pas déchus éternellement, je suis sûre qu’ils préparent d’ores et déjà leur résurrection… Quant au Prophète… ses pouvoirs me font peur, surtout maintenant que je sais qu’il ne les utilise pas systématiquement lorsqu’il a l’occasion de faire le bien... »
Il s'en voulait tellement lorsqu'il entendait les paroles de Blanche. Lui, il avait été là, mais il n'avait même pas daigné réagir; À force de trop vouloir ne pas prendre de parti voilà qu'il avait lâchement laissé mourir une personne chère aux yeux de son amie. Il aurait pu agir, il aurait même dût le faire et ainsi Mama Illfada aurait même pu être encore en vie. L'espace d'un instant, son regard avait fui, il s'en voulait tellement que ses mâchoires s'étaient resserrées à s'en briser les crocs.
Blanche était parvenu à le sortir de ses pensées en venant se coller à lui. Elle avait poursuivit la conversation déversant sa haine pour les bougres qui n'avaient fait que contribuer à la mort de sa chère Illfada. De ça aussi, Gino s'en voulait, de la voir se faire aveugler par la haine.
- Blanche, Avait-il simplement entamé sans même savoir comment poursuivre. Il n'avait rien d'autre à dire que de bêtes maladresses. Nous avons tous tant perdu à cause l'Inquisition, de la Garde et de l'Église ces derniers temps... Il savait que sa douleur n'était pas comparable à celle de son amie.
- Mais, Blanche, il y a de l'espoir. Le grand mâle noir avait cherché le regard de la belle bohémienne. L'inquisition est dissoute et la garde est dans le collimateur de l'Église alors peut-être même dans celui du Roi. Ça ne ramènerait pas Mama Illfada à la vie de toute évidence mais il y avait certainement une fin à toutes ces horreurs, le peuple commençait à se soulever.
- Ça ne fera pas revenir Mama Illfada... Avait-il ajouté plus bas, comme s'il se le faisait remarquer à lui, comme s'il mettait en évidence sa propre bêtise. Je suis désolé, Blanche. J'aurai du faire quelque chose. Ses oreilles s'étaient plaquées sous sa chevelure frisée. Il avait de nouveau fui le regard de la belle, honteux.
- Le prophète, ... Je ne lui fais pas confiance mais il faut avoué que depuis qu'il est ici Paris a changé.
Un aboiement vint estomper sa torpeur, sans toutefois parvenir à la chasser complètement. La Bohémienne n’était plus sûre d’avoir les idées claires, mais elle réussit toutefois à reconnaître son ami Gino. Et pourtant, si d’ordinaire il aurait fait s’étirer ses babines, aujourd’hui, elle ne réagit pas, laissant son regard errer dans le vague.
Elle aurait pu rire aux éclats, en entendant le vacarme qu’il fit en tentant de se hisser sur les toits, ses griffes ripant sur le mur et les tuiles ; elle aurait pu être touchée, flattée par ses efforts pour venir la rejoindre et pourtant, elle ne dit mot, ne tiqua pas. Son esprit était trop embrumé pour tenter un quelconque mouvement ayant du sens.
Mais bientôt, le grand mâle noir réussit à la rejoindre, se couchant tout contre elle. Blanche leva ses yeux embués vers lui : elle ne pleurait plus, mais la rougeur de ses yeux et le contour gonflé de ses paupières ne trompait pas.
« Mia bella, tu ne devrais pas rester seule. »
Lentement, l’italien vint lui confisquer sa vasque, elle la regarda s’en aller, passant de sa patte à la sienne, sans mot dire. De toute façon, c’était un mensonge : l’alcool n’avait pas fait fondre son chagrin, il lui avait juste fait perdre ses réflexes, embrumé son esprit… et peut-être, d’accord, sécher ses larmes. Mais elle était toujours infiniment triste. Infiniment vide.
« Je comprend mieux pourquoi tu t'es donné du mal à venir jusqu'ici. Paris est belle sous cet angle, on en oublierait presque ses vices. »
La voix de Gino fit pivoter ses oreilles, lentement, trop longtemps après qu’il eut commencé à parler. Elle semblait être dans du coton, dans un doux cocon près de son ami.
Elle mit aussi longtemps à répondre que le temps qu’il avait mis avant de se décider à prendre la parole.
« Oh Gino... » Sa voix se fondit dans la nuit en un murmure. « Je n’étais pas là, je n’ai rien pu faire pour empêcher ça ! » Aurait-elle pu faire quelque chose, de toute façon ? Là où Theobald et Du avaient eux aussi été impuissants ? « Et quand je ferme les yeux, je la vois, tout le temps. » Ses yeux humides se posèrent dans ceux de Gino et elle s’expliqua, la voix tremblante. « J’imagine Mama se faire égorger. »
Les muscles de sa nuque semblèrent fondre, comme épuisés de porter depuis trop longtemps ces lourdes images. Et la tête de Blanche vint s’échouer sur l’épaule musclée du Pastore. Elle soupira, se laissant aller tout contre lui, s’imprégnant de sa chaleur, des tambourinements de son cœur, de sa présence, si pleine de vie.
« Je les déteste, Gino. Je les déteste tous. Tous les Deschênes, tous les Montdargue. »
Elle avait entendu dire que même son ancien ami, Alexandre, avait rejoint l’Inquisition. Si elle peinait à y croire, lorsqu’on lui avait murmuré sa présence dans leur rang, lors de l’exécution, les effets de l’alcool faisait monter en elle une colère sourde, bordée d’une grande tristesse.
Elle n’aurait plus rien à faire avec lui, dorénavant. Il avait participé à la mort de Mama Illfada.
Ces derniers jours, depuis le jour de Conscience à vrai dire, l'ambiance en ville était terrible. Chacun cherchait à trouver ses marques depuis la dissolution de l'Inquisition et d'ailleurs les Montdargue se faisaient de plus en plus rare, les croiser en ville relevait de l'exploit.
Gino quant à lui, n'oubliait pas ce que le Prophète avait promis, ce qu'il devait à cette ville et son avis le concernant se renforçait au fur et à mesure que les jours passaient: Il n'était qu'un imposteur, un beau parleur qui avait réclamer les clefs de la ville à l'Archidiacre le jour de l'Ascension et qui avait même été sur le point de les obtenir.
Voilà maintenant un moment que le bâtard de Benozzo Pastore n'avait pas croisé sa grande amie Blanche. Il le savait, il n'allait pas la récupérer dans le meilleur des états; Mama Illfada avait été assassiné et Gino avait vaguement compris qu'elle avait été bien plus qu'un simple "ensorceleuse" bohémienne. Quelque peu inquiet pour elle, le grand noir s'était mis en tête de la retrouver au plus vite, espérant qu'elle ne serait pas enfermée dans le repère caché des siens.
C'était quand le grand mâle s'était presque mis à abandonner ses recherches que Gino s'était aperçu qu'il y avait un endroit de Paris qu'il n'avait pas fouillé: le Port Pastore. Il n'appréciait pas vraiment tout ce qui se rattachait à la famille de son père, il préférait éviter de les croiser et d'être associer à eux plus que de raison. C'était pourtant ici qu'il était tombé sur une Blanche haut-perchée qu'il ne pensait décemment pas pouvoir atteindre. Le grand mâle s'était d'abord assis sur des caisses en bois posées sur le port afin d'observer le perchoir de la belle bohémienne, pensif. Comment allait-il pouvoir la rejoindre?
De là, c'était à peine s'il avait pu l'apercevoir, alors il lui était impossible d'entrevoir ne serait-ce qu'une once de ce que la charismatique danseuse avait apporté avec elle sur les toits.
Un aboiement. C'était tout ce qu'il avait pu faire pour tenter d'attirer l'attention de sa belle. Il était rauque et assez reconnaissable, il fallait le dire. On sentait même son accent italien à travers son aboiement.
Se résignant à l'idée que Blanche ne tournerait ne serait-ce qu'une oreille, le grand mâle ébène se mit à entreprendre la recherche d'un passage pour accéder au toit. Après maintes recherches, la truffe au sol, les oreilles en alerte et un sixième tour de la bâtisse il avait finalement trouver un moyen de se hisser, lui le grand chien sans grande agilité, tout en haut du promontoire de la belle bohémienne. Aussi pataud et peu assuré qu'un chiot sur les tuiles rouges du petit bâtiment, l'italien s'approchait doucement. Ses yeux et surtout son odorat ne pouvaient le tromper, Blanche n'était pas venu seule mais bel et bien accompagnée d'un ami peu recommandable dans ce genre de moment, l'alcool.
Le grand mâle était venu s'allonger aux cotés de son amie, s'enroulant autour d'elle avant de passer un coup de langue derrière l'oreille de la femelle. À vrai dire il avait pris un bon moment avant d'entamer la conversation; Plusieurs minutes s'étaient même écoulées, le temps qu'il trouve ses mots, les moins maladroits selon lui.
- Mia bella, tu ne devrais pas rester seule. Et du bout de la patte il avait doucement tiré la gourde d'alcool contre lui, bloquée sous sa lourde patte. Elle n'y toucherait plus tant qu'il était là. Il avait ensuite repris; Je comprend mieux pourquoi tu t'es donné du mal à venir jusqu'ici - surement s'était t-elle donné moins de mal que lui à grimper jusque sur le toit - Paris est belle sous cet angle, on en oublierait presque ses vices. Avait-il dit d'un ton léger, essayant maladroitement de détendre l'atmosphère.