Frambault et ses suiveurs étaient rentrés depuis peu, quand Lambert de Montdargue avait appris la nouvelle. Il ignorait ce qui le contrariait le plus : que l'Inquisition ait été dissoute, ou que ses fils n'aient pas eu le courage de venir immédiatement le lui annoncer en personne. Enfin, "ses" fils...Lantelme n'était en rien actif, c'était Frambault le meneur. Il était celui qui avait élevé l'Inquisition, et qui désormais était responsable de sa chute. Et pourquoi ? Par orgueil. Lambert en était certain, il connaissait bien son fils.
Quelle déception.
Quelle indignité.
Assis à son bureau, Lambert joua négligemment avec sa dague, faisant glisser la lame entre ses griffes. C'était un tic qu'il avait souvent, lorsqu'il était contrarié, et qui trahissait au monde ses sentiments là où son expression restait impassible. D'un air ennuyé, il observa le feu qui se consumait dans la cheminée.
-Faites mander Frambault et tous mes neveux qui étaient présents lors de l'exécution des bohémiens, ordonna-t-il d'une voix indolente. Je veux les voir. Sur le champs.
Le serviteur, qui attendait dans un coin de la salle, s'inclina et s'éloigna précipitamment, probablement ravi de quitter l'atmosphère étouffante du grand bureau de Lambert. Ce dernier continua de fixer l'âtre, songeur, se demandant ce qu'il avait manqué dans l'éducation de ses fils. Un couard, et un fou...Si Lambert n'avait pas détesté montrer ses émotions, il aurait éclaté d'un rire amer. Ou peut-être, au fond, avait-il oublié comment rire.
Tout ce qu'il savait, pour le moment, c'était qu'il était en colère.
Frambault et Alexandre semblaient avoir décidé de s'allier contre leur patriarche, tandis que Léonidas faisait preuve d'un irrespect à la hauteur de sa réputation. Lambert ne lui avait accordé qu'un regard glacial, sans daigner répondre à sa question, le jugeant indigne de cela. Il avait souhaité un avis autre sur la question, mais puisque Léonidas faisait preuve de si peu de déférence et que ses cousins se maintenaient en une position fragile hésitant entre dénonciation et courage imbécile, Lambert jugeait qu'il était temps qu'il sévisse, sans chercher à recueillir davantage d'informations. Ses paupières s'étaient plissées et il observait à présent ses interlocuteurs à travers une mince fente d'où son regard doré ressortait comme une lave bouillante.
-Ce n'est pas la bonne réponse, finit-il par répondre.
Il resserra ses griffes sur sa dague et entailla finement son coussinet du même coup. La douleur ne sembla pas l'émouvoir même si un fin filet de sang coula le long de sa patte. Son museau et son expression avaient conservé leur implacabilité tout du long.
-Je te trouve bien sûr de toi, Frambault. Tu choisis donc de blâmer non pas le chef, mais son Seigneur ? Je ne crois pas te l'avoir proposé en choix de réponse pourtant. Mais peut-être as-tu raison : peut-être le seigneur en question a -t-il commis une erreur en tentant de donner une utilité et une place en ce monde à son fils ingrat et arrogant ?
Lambert remarqua le sang qui venait tâcher le bois précieux de son bureau et soupira, reposant la lame avant de se saisir d'un mouchoir de tissu dans un de ses tiroirs et d'éponger négligemment l'hémoglobine.
-Mais quand je vois ceux qui l'accompagnent, continua-t-il en toisant Alexandre et Léonidas, je ne suis guère surpris de ce constat. Quelle déception.
Rangeant mécaniquement son mouchoir, le Fourvoyeur se détourna complètement de ses interlocuteurs et se tourna vers l'âtre. Quand il reprit la parole, sa voix était sans appel.
-J'ai entendu dire que la ville était en piteux état, et les esprits échauffés. Vous allez, tous les trois, régler cela. Je veux que vous deveniez les faire-valoirs de la cité, puisque vous n'êtes apparemment pas dignes d'être des "Soldats du Seigneurs". Si un va-nu-pieds vous demande de l'aide, vous la lui fournirez, sans rechigner. Si un rat vous passe entre les pattes, vous lui demanderez ce qu'il désire et obtempérerez.
Lambert leur accorda un dernier regard, et il était doté d'une impériosité glaciale lourde de menaces non dites. Dans ce genre de regard, si on connaissait vraiment Lambert, on pouvait y retrouver une amertume acidulée, mais malheureusement pour ses pairs, le grand chien savait dissimuler ce genre de pensées.
-Un héritier Montdargue est un bon Soldat du Seigneur. En son absence, vous pouvez considérer la place comme vacante, alors ne lésinez pas. Vous pouvez disposer.
Cette dernière déclaration s'adressait de toute évidence à son fils.
S'il voulait récupérer la bonne grâce de son père, il allait devoir réparer ses erreurs. Pour le moment, il n'avait devant lui que des enfants en sursis.